C'est dans l'urgence que le jeune Georg Büchner, alors âgé de 22 ans, écrit sa première pièce en cinq semaines, entre janvier et février 1835. Il est surveillé par la police de l’Électorat de Hesse depuis qu'il a publié un pamphlet, Le Messager Hessois, considéré comme révolutionnaire par le prince électeur Guillaume II. Quarante quatre ans le séparait des journées tragiques où Georges Danton et ses amis furent exécutés, dévorés par cette Révolution Française qu'ils avaient enfantée et qui avait rayonné dans toute l'Europe, faisant trembler les tyrans en donnant de l'espérance aux peuples soumis.
Georg Büchner, en fils déçu de ce grand mouvement et de l'échec des révolutions de 1830 qu'il a vécu, construit cette Mort de Danton en imaginant les héros déchus incarcérés et continuant à parler, à discuter, à s'affronter, enfants des Lumières qui ici se dévoilent hors des clichés héroïques. C'est à la révélation de cet intime que s'intéresse François Orsoni, à ces troubles profondément humains ressentis par ceux qui vont mourir et qui nous apparaissent si proches dans ces moments où les masques tombent face à la mort annoncée. Cinq acteurs interpréteront tous les rôles de cette tragédie, véritable autopsie de la révolution à laquelle se livre le médecin Büchner. Il dépeint avec force l'ivresse qui s'est emparée de ces hommes et de ces femmes, la violence de la lutte pour le pouvoir, la force du peuple qui rend la révolution possible, la misère du peuple qui la rend changeante et instable.
Condamnant l'idéalisme de Schiller et de Goethe en inventant un théâtre neuf, expérimental dans une langue d'une vitalité étonnante, Büchner détruit de l'intérieur ce qui aurait pu n'être qu'un théâtre documentaire pour créer de toute pièce une forme poétique et politique qui nous oblige à regarder les hommes du passé par le présent de nos questionnements.
Traduction Arthur Adamov.
« Il faut se laisser emporter par le flot, par le verbe. (...) Pour le metteur en scène François Orsoni, la question centrale qui hante cette pièce est : comment sortir de l'engrenage de la violence ? (...) Les scènes, colorées par de discrètes touches musicales, s'enchaînent avec une fluidité sans pareille. » Jean-Luc Porquet, Le canard enchaîné, 22 févier 2017
Longtemps, je ne me suis pas senti français. La Mort de Danton me fascine par ce retour qu’elle permet sur l’histoire de notre République, tel un récit des origines. Bien plus qu’à une simple interprétation, Büchner se livre à une autopsie du réel. Il expose les faits dans toute leur crudité, comme sur une table de dissection, les met à plat et les observe. Tout est là, le goût français presque fiévreux pour le verbe et sa puissance rhétorique, la dualité entre pouvoir exécutif et législatif, la force insurrectionnelle du peuple, toujours prête à ressurgir. Et surtout, ce qui me touche peut-être le plus, ce chaos provoqué par la mort du roi, le meurtre du père, la perte d’une figure patriarcale rassurante.
Toutes les nations n’ont pas osé une telle transgression, cathartique. C’est là notre origine, une naissance qui s’est faite dans le sang. Mai 2015. Je réalise avec six acteurs un rêve ancien, une lecture de La Mort de Danton dans la majestueuse bibliothèque Fesch d’Ajaccio. Entendre ce texte pour la première fois en Corse, l’île où j’ai grandi, a un effet révélateur. Dans ce lieu figé dans une autre époque, celle de l’Empire, je suis frappé par la modernité de cette écriture, pareille à une blessure qui ne s’est pas refermée comme le dit si bien Jean-Louis Besson. Je repense au climat de terreur qui régnait sur la Corse des années 80, aux tribunaux révolutionnaires du FLNC, à ces visages encagoulés, aux attentats, à mes professeurs emprisonnés. Comment sortir de l’engrenage de la violence, telle est la question que pose Büchner.
Avec une autre interrogation centrale, celle de la jouissance du pouvoir, si pertinente en Corse où les familles dominent le jeu des alliances politiques. Plus qu’ailleurs, le groupe y est à l’œuvre dans sa violence totalitaire. Enfin, c’est aussi le regard angoissé de Büchner qui me touche dans La Mort de Danton. Sa pensée vive, foudroyante. Cette pièce, il l’écrit juste après l’échec du Messager hessois, un pamphlet politique qui l’expose aux foudres de la justice. Traqué, il redoute une arrestation et trouve refuge dans l’écriture. De son désespoir naît un texte explosif, vertigineux, écrit à la hâte, en cinq semaines.
La Mort de Danton s’élabore en séquences cinématographiques, bribe par bribe. Le temps s’emballe, il n’y a plus ni passé ni futur, seul un présent dévorant, monstrueux, qui submerge les acteurs de l’Histoire.
François Orsoni
Hors les murs
L’audace de ce désordre me séduit. Büchner se moque des conventions, du beau comme du laid, seul compte le vivant. « En toute chose je réclame vie, possibilité d’exister et cela suffit » fait-il dire à Lenz dans la nouvelle éponyme. Pour La Mort de Danton, six acteurs incarneront à eux seuls l’ensemble des personnages de la fable, des grisettes aux grands hommes de la Révolution. Il faudra jouer vite, donner corps à toutes ces voix dans une ivresse continue. « La révolution fatigue (…), elle demande à ses acteurs d’être en permanence sur le qui-vive » soulignait déjà Heiner Müller.
Les visages et les corps
Ce sont les visages, l’intimité des personnages qui m’intéressent, l’arrière-plan de l’action politique. Sortir de l’image idéalisée des héros que l’Histoire a cristallisée. Observer ces visages énigmatiques, aussi poudrés que terrifiés, déformés par la peur. Büchner multiplie les plongées intimes, du salon à la chambre, du couloir au cachot, jusqu’au vertige. Sur ce versant, le film d’éric Rohmer, L’anglaise et le duc, m’inspire par sa délicatesse, sa sensibilité. En pleine Terreur, dans Paris assiégée par les sections révolutionnaires, une royaliste anglaise se cloître dans son appartement. Rohmer filme un intérieur réaliste, mais les extérieurs, eux, sont faits de toiles peintes. Ce contraste crée une atmosphère irréelle, flottante, qui souligne une vision angoissée du dehors, du lieu occupé par le peuple, cet étranger. J’aimerais rejoindre cette esthétique sensible, non pour illustrer forcément la violence du peuple comme chez Rohmer, mais d’avantage pour exprimer le trouble qui paralyse Danton.
Le crépuscule des idoles
L’ivresse de Danton inspire Büchner, le soutient. Ivresse au sens nietzschéen d’une plénitude qui consiste « à mettre de soi-même dans les choses », parfois violemment. Plus proche politiquement de la pensée de Robespierre, l’auteur choisit pourtant Danton comme pivot de la pièce. L’homme est un terrien, un jouisseur, du côté du vivant, dans la sensualité. Hanté par les massacres de septembre, il oscille entre amnésie volontaire et lucidité, ses sens sont altérés. Loin de la vérité historique, Büchner personnifie la Terreur sous les traits de cet homme fatigué, à la dérive. Face à la mort, le lyrisme de Danton apprivoise le vide, le chaos devient poème. L’homme meurt à trente-quatre ans, sans croyance ni religion aucune. Une jeunesse sans dieu qui me touche plus que tout.
François Orsoni
Prouve-moi que tu m’aimes encore beaucoup en me donnant bientôt des nouvelles. Et je t’ai fait attendre ! Depuis déjà quelques jours, je prends la plume à chaque instant, mais il m’était impossible d’écrire ne fut-ce qu’un mot. J’étudiais l’histoire de la révolution. Je me suis senti comme anéanti sous l’atroce fatalisme de l’histoire. Je trouve dans la nature humaine une épouvantable égalité, dans les conditions des hommes une inéluctable violence, conférée à tous et à chacun. L’individu n’est qu’écume sur la vague, la grandeur un pur hasard, la souveraineté du génie une pièce pour marionnettes, une lutte dérisoire contre une loi d’airain, la connaître est ce qu’il y a de plus haut, la maîtriser impossible.
L’idée ne me vient plus de m’incliner devant les chevaux de parade et les badauds de l’histoire. J’ai habitué mon œil au sang. Mais je ne suis pas un couperet de guillotine. Il faut est l’une des paroles de condamnation avec lesquelles l’homme a été baptisé. Le mot selon lequel il faut certes que le scandale arrive, mais malheur à celui par qui le scandale arrive – a de quoi faire frémir. Qu’est-ce qui en nous ment, assassine, vole ? Je n’ai pas envie de suivre plus avant cette idée. Mais si je pouvais poser sur ton sein ce cœur froid et martyrisé ! Bœcklet t’aura rassuré sur mon état, je lui ai écrit. Je maudis ma santé. J’étais en feu, la fièvre me couvrait de baisers et m’enlaçait comme le bras d’une amante. Les ténèbres ondoyaient au-dessus de moi, mon cœur se gonflait dans une nostalgie infinie, des étoiles perçaient l’obscurité, et des mains et des lèvres s’inclinaient vers moi.
Et maintenant ? Et sinon ? Je n’ai pas même la volupté de la douleur et du désir. Depuis que j’ai franchi le pont sur le Rhin, c’est comme si j’étais anéanti à l’intérieur de moi-même, un sentiment distinct ne surgit pas en moi. Je suis un automate ; l’âme m’a été ôtée (…) Tu me demandes si j’ai le désir de te revoir. Appelles-tu cela du désir, quand on ne peut vivre qu’en un point, qu’on en est arraché, et qu’on a plus alors que le sentiment de sa misère ? Réponds-moi donc ! Mes lèvres sont-elles si froides ? (…) Cette lettre est un charivari : je t’en consolerai par une autre.
Belle performance d'acteurs et mise en scène intéressante
Pour 1 Notes
Belle performance d'acteurs et mise en scène intéressante
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