L’argent seul « Rend blanc le noir, laid le beau ; vrai le faux,
Rend haut le bas et rend jeune le vieux . (…)
C’est lui cet or, qui remarie la veuve défraîchie ».
extrait de La vie de Timon
L'univers du mensonge et de l'argent
Notes de mise en scène
Notes sur la traduction
Entretien
Shakespeare écrit La vie de Timon peu après Hamlet. Il y retrace la vie d’un homme en quête d’absolu. Riche Athénien, Timon bouleverse l’ordre de la cité en partageant son immense fortune avec des marchands, des flatteurs, des corrompus, des artistes… Il sème son héritage, espérant récolter des signes réciproques d’amitié et de respect et devient ainsi le moteur et le centre d’une expérience utopique fondée sur la générosité.
Timon a les moyens d’acheter ses rêves mais sa logique est insensée, elle grippe la machine sociale et met à mal les valeurs traditionnelles bourgeoises et religieuses. Il ouvre la voie au chaos : dévalorisation, dépréciation… l’argent et le pouvoir se distribuent comme des poignées de mains. Autour de lui, les événements se précipitent, et rapidement sa ruine est consommée, son projet d’art de vivre en dehors de toute convention est un échec.
Timon se regarde dans la vanité creuse d’un monde où le mensonge épouse l’utopie, pour mieux la trahir. A la fin, blessé, ruiné, abandonné de tous, il n’a de cesse de penser avec philosophie et d’agir avec démence - fou comme un vrai sage.
Fonce-t-il poursuivi ou inspiré ? Orgueil ? Humilité ? Provocation ? Timon vit pleinement ses contradictions humaines et nous tend un miroir où nous pouvons nous regarder et comprendre qu’il est aussi difficile de donner que de recevoir.
Le fantôme du krach boursier, l’effondrement d’un système menacent derrière l’inflation de générosité de Timon ; un cauchemar où l’argent n’aurait plus sa valeur : que feront à ce moment-là tous nos flatteurs et nos corrompus, que ferons-nous nous-mêmes ?
Victor Gauthier-Martin
Traduction d' André Markowicz, Éditions Les Solitaires Intempestifs.
« Le théâtre est un lieu où les choses les plus folles doivent paraître normales » S. I. Witkiewicz
J’ai luTimon d’Athènes pour la première fois il y a 10 ans, et ai mis un long temps avant de me l’approprier. J’étais sous le charme de la mise en scène qu’en avait faite Peter Brook et Timon m’apparaissait trop uniment comme un homme doué de bonté.
« Vous avez donné grâce à nos plaisirs,
Douce beauté, et embelli nos scènes,
Qui en sont devenues deux fois plus belles,
Et m' amusant avec ma mise en scène,
vous leur avez offert lustre et honneur
je vous en remercie. »
La lecture de cet extrait en anglais, dans sa version originale, fut l’éclaircissement dont j’avais besoin pour imaginer monter ce qui est devenu depuis La vie de Timon. Je pouvais enfin humaniser Timon, m’identifier à lui, pointer ses contradictions. Timon choisit de façonner sa vie, et devient ainsi le centre d’une expérience utopique basée sur la générosité, le désintéressement et l’amitié solidaire.
Dans La vie de Timon, la fable n’est pas une finalité, en aucun cas il ne s’agit d’une pièce à intrigue(s). Ce sont les instants de vérité, de courage et de faiblesse humaine qui rythment cette pièce qui développe avec force une accusation du pouvoir corrupteur de l’argent.
- Un monde de puissants
Si l’on transposait la pièce aujourd’hui, nous serions dans une jet-set où personne ne travaille pour vivre… Ce monde des puissants je veux l’aborder à l’endroit du « tout est possible » : pas de limites dans les codes de communication et les excentricités vestimentaires, un microcosme où la vie est un jeu et l’illusion de liberté prédominante.
- La distribution
L’âge des rôles est celui des acteurs, qui ont tous entre 25 et 35 ans, sauf pour les sénateurs, vrais représentants du pouvoir et de l’argent interprétés à l’écran par Dominique Valadié et Philippe Bianco. Il y a cinq hommes et cinq femmes, là où William Shakespeare ne propose que deux rôles féminins (deux prostituées…) car je tiens à ce qu’il y ait une « parité » dans la distribution.
Mêler les hommes et les femmes dans une telle pièce et sur un tel sujet me paraît naturel aujourd’hui. Aux charmes et aux doubles sens de l’androgynie se superposent les scénariis post-libéraux et tristement actuels de l’indifférenciation de la victime, de la réversibilité des actes et de la virtualisation du vivant. La guerre des sexes n’est plus que le souvenir d’une bataille sans vainqueur ni vaincu(e).
- La scénographie
La Factory d’Andy Warhol est le modèle de notre espace scénique. Je m’en inspire, avec Yves Collet, pour imaginer la maison de Timon, sans identifier les deux personnages pour autant, malgré la similitude de leurs projets. Nous voulions un lieu ouvert à tous ceux qui veulent travailler, rêver, dormir, danser, faire la fête…
La plateau est un lieu ouvert à tous où foisonnent l’invention, le jeu, le travail et le plaisir d’être là. Ce serait un loft dans lequel on aurait installé un radeau, sculpture au milieu d’un salon, point d’ancrage et allégorie d’une société à la dérive dans laquelle tout le monde est le bienvenu pour faire jouer à Timon sa dernière traversée.
Victor Gauthier-Martin
Traduire Timon n’est pas une sinécure. Une pièce cahotante, un texte mal établi, une fluctuation constante entre les deux extrêmes, grotesques et pathétiques et puis le personnage de Timon, sa violence inouïe, cette démesure et cette bêtise affichée : du noir d’une naïveté qui se veut sans défense, au blanc d’une haine qui se sait condamnée. Cela dans chacune de ses phrases.
Le travail avec Victor Gauthier-Martin a été passionnant de bout en bout : il fallait non seulement, comme c’est toujours le cas, mettre au point une traduction aussi respectueuse que possible de l’étrangeté, de la difficulté du texte de Shakespeare, une traduction qui rende compte de ces différentes langues avec le moins de concession possible à un « goût du public », à un « état de notre langue » mais en même temps établir une adaptation de cette traduction pour sa mise en scène, selon des critères bien précis. Le lecteur et le spectateur ne s’étonneront donc pas de trouver dans le livre des variantes parfois très différentes du texte représenté : les deux sont aussi vraies.
L’adhésion des acteurs à ce projet commun, dans sa complexité, les questions incessantes posées pendant le travail à la table, nos corrections ensembles, fiévreuses, enthousiastes, tout cela, c’est pour un traducteur un vrai trésor. Sans elles, pas de travail possible.
André Markowicz, Janvier 2005
Victor Gauthier-Martin répond à la Comédie de Caen.
Un texte dit classique peut-il être moderne ?
Ce qui est drôle dans La vie de Timon, c’est que c’est une pièce écrite que pour des hommes, et comme je ne voulais pas tomber dans le schéma mysogine-homosexuel mais accéder au contraire au caractère universel et donc moderne de l’œuvre, j’ai opté pour une parité garçons-filles, cinq plus cinq. La question de la résonance d’un texte classique de nos jours ? Il me semble qu’une fable développe soit davantage l’aspect idéal, abstrait (contexte politique, phénomènes de société), soit plutôt les états et sentiments traversés par les personnages, les liens amoureux, sociaux et amicaux. Se pose la problématique du bon dosage… Dans
La vie de Timon, l’aspect sociétal prend -apparemment- le dessus puisque le sujet principal en est l’argent divin et, pour faire court et caricatural, la critique de la jet-set athénienne !
Je pars du principe que les personnages shakespeariens ont eux-mêmes le goût de la mise en scène et ne cessent de se dévoiler, se masquer, leurs contradictions sont ce qui m’intéresse vraiment. Je m’inspire pour cela du caractère - insaisissable - de Régis Royer, notre Timon : ce que montre Timon, c’est finalement ce qui lui échappe.
Je suis très heureux de monter ce texte élisabéthain en français car tout l’intérêt de travailler sur un texte traduit depuis peu est de pouvoir disposer d’un renouvellement du langage et d’une réactualisation des thèmes.
Comment pourrait se raconter la pièce ?
C’est la vie d’un homme en quête d’absolu qui donne tout ce qu’il possède (et il est riche !) et se voit trahi par ceux qui se disaient ses amis.
La vie de Timon est le récit d’une utopie déchue et qui se transforme en une démence rageuse.
Vous avez travaillé en lien direct avec André Markowicz pour l’adaptation de la pièce. Comment cette rencontre a t-elle eu lieu ?
J’ai rencontré André il y a quatre ans et lui ai parlé tout de suite de mon grand intérêt pour ce texte… A ce moment-là il était très occupé mais quand nous nous sommes recroisés sur Ivanov mis en scène par Alain Françon c’est lui qui m’en a reparlé le premier et a proposé une collaboration. Ca s’est fait en quelques instants ! Enfin, après il a fallu commencer le travail. Et il a été de taille, du mot à mot. Après un premier jet trop poétique à mon goût, très beau du point de vue de la langue mais au détriment du sens parfois, on a dû redonner ensemble l’évidence des situations du texte original. Les images y sont tellement claires dans cet anglais de l’époque et souvent si compliquées dans nos tentatives de les restituer en français… La poésie, le sens, le rythme… tout ça dans un souci de réactualisation, pour que ça nous touche aujourd’hui.
A partir de Hamlet, qui précède Timon de peu, Shakespeare commence à mélanger prose et vers, prend des libertés. La traduction d’André respecte scrupuleusement la métrique, les pentamètres iambiques, vers de 10 syllabes, enserrant les passages en prose et rythmant le récit. J’espère que l’on sentira la différence entre les deux « écritures » et qu’à la fois ça semble naturel…
Pour ce qui est du titre, l’original est La vie de Timon d’Athènes. Je n’ancre pas l’action à l’époque de la Grèce antique mais dans les années 1980, et j’oublie Athènes car l’action telle que je la comprends pourrait avoir lieu n’importe où dans notre monde libéralisé. Le titre devient donc « La vie de Timon » !
Si Shakespeare écrivait Timon d’Athènes aujourd’hui, qui ou quoi pourrait l’inspirer ?
C’est l’histoire d’un homme qui va dans le mur…Tête baissée. C’est une allégorie du monde, et elle est pour nous aujourd’hui une critique du tout économique, du saccage écologique, de l’inertie politique et sociale. Le drame dans
Timon, c’est que la machine n’arrive pas à s’arrêter. Timon est un enfant gâté, un héritier, il est en dehors de la réalité sociale. Il a donc effectivement le temps et les moyens de rêver et de mettre en place (en scène) son utopie de vie. Il n’est pas manipulateur, surtout pas, mais il achète, sans s’en rendre compte, l’amitié des autres. Sa déception sera terrible, à la mesure de ce tempérament inspiré, désespéré et mélancolique.
Timon ne dénonce pas l’absurdité du monde, il l’utilise, il agit, il incarne le système pour mieux le détourner et devient ainsi à 100°/°le produit de son époque. Il vit ses sentiments à fond et en même temps propose une alternative au principe de l’argent comme valeur suprême, divinité visible, source d’aliénation, d’indifférence à l’autre, de perversions. En vain. L’inhumanité du bien fait toujours peur…
Pourquoi un jeune metteur en scène éprouve t-il le désir de se confronter à un tel texte ?
Timon a été monté deux fois en France en 32 ans, par Peter Brook et Dominique Pitoiset. C’est peu pour une si belle pièce…
Entretien à paraître dans le Journal de La Comédie de Caen.
32, rue des Cordes 14000 Caen