Une traversée de la poésie érotique
Notes d’intention
Liste des textes du spectacle
L’acte de poésie par Bernard Noël
Une traversée de la poésie érotique à travers des écritures qui se croisent et s’entremêlent. Comme un arc tendu au-dessus et au travers de l’écartèlement, Bernard Noël fait acte d’héritage permanent. Il relie Sade et les contemporains. Il jette toutes les forces d’une œuvre énorme, vive et sublime, dans la bataille de l’élan vital et de la beauté.
Montage et mise en scène Claude Guerre avec la complicité de Bernard Noël.
Georges Bataille met en mots la grande force du monde, la puissante énergie créatrice de la sexualité. Il hérite de Sade. Mais il prend sa source aussi chez les Indiens d’Amérique. Le soleil dépense sans compter. L’amour c’est la mort. Le XXe siècle tout entier dépense l’amour sans compter. Quelle reconquête les hommes et les femmes font du jeu vital inouï de l’amour ! Échappés des hypocrisies, ils fondent un ordre du monde dont le plaisir est la religion et le désir le vertige. Georges Bataille nous conduit. À travers les poèmes, par L’Histoire de l’œil et autres récits, par L’Expérience intérieure et La Part maudite, Madame Edwarda, L’Impossible, il nous entraîne dans l’aveu majeur liberticide et scandaleux du siècle dernier : « Il n’est de meilleure voie que l’érotisme, cette ouverture entre les ouvertures pour accéder tant soit peu au vide insaisissable de la mort. Prendre le plaisir charnel pour axe de référence n’est-ce pas, en se rangeant délibérément du côté du libertinage, éliminer tout risque d’engluement dans une grandeur trop corsetée pour être la grandeur souveraine ? S’attaquer dès le départ au plus fondamental des interdits (celui qui règle et humanise le commerce animal des sexes), n’est-ce pas aussi proclamer qu’on n’atteint à la vraie morale que dans un au-delà de la morale et qu’il n’est de démarche valable qui ne soit une rupture de limite ? »
Michel Leiris
Comme un arc tendu, Bernard Noël fait aussi acte d’héritage. Il relie Sade et Bataille jusqu’à nous. Il jette toutes les forces d’une œuvre énorme, vive et sublime dans la bataille, pardon, de l’élan vital et de la beauté : « Je voulais situer l’arrière-plan devant lequel naît l’aventure qui va changer la conception de l’érotisme pour en faire une expérience radicale : celle de l’humain confronté avec sa condition dans un vertige où l’organique et le mental se dénudent l’un l’autre et se découvrent privés justement de la raison humaine, puisque l’un ne fait qu’obéir aux mouvements de l’espèce et l’autre qu’habiller de sens une situation fondamentalement insensée. L’érotisme déchaîne une énergie dont la folle gratuité, dès qu’on en prend conscience, décape le regard de toutes les illusions qui permettent à l’homme de valoriser son destin. Tout le décor est alors emporté, non par le désespoir, mais par un afflux de vitalité dont l’éruption traverse le corps et jette de l’élan sexuel dans l’intelligence… » Bernard Noël, L’Enfer, dit-on
Claude Guerre
Sade : Les 120 Journées de Sodome
Georges Bataille : L’Histoire de l’œil
L’Anus solaire
L’Impossible
La Part maudite
L’Expérience intérieure
Poèmes érotiques
Ma mère
Madame Edwarda
Le Bleu du ciel
Lascaux
Le Petit
L’Archangélique
Charlotte d’Ingerville tous parus chez Gallimard
Bernard Noël : La Moitié du geste, Fata Morgana
Extraits du corps, Gallimard
L’Enfer, dit-on, éditions Lignes-Manifeste
Le Château de Cène, Gallimard
Vers Henri Michaux, éditions Unes
La Maladie de la chair, Petite Bibliothèques Ombres
La Chute des temps, Gallimard
Le texte ci-dessous est daté de septembre 1995, et publié à la suite des entretiens avec Dominique Sampiero dans L'Espace du poème, POL, 1998.
« Cet acte implique un corps en train de constater que, une fois de plus, il s'est mis dans la posture d'attendre un poème, de provoquer sa venue, de l'écrire. Et cependant qu'il élabore cette attente en observant des règles qu'il s'est inventées, il se dit que son activité est bien ambiguë, elle qui l'entraîne à pratiquer un jeu où il n'engage en principe qu'un peu de son temps mais avec l'impression d'y engager bien davantage puisqu'il y fait figurer sa vie. Il sait bien entendu que ce sont les signes et les images - les visibles et les mentales et combien les uns comme les autres ont besoin de n'être rien en eux-mêmes afin de simuler le tout de ce qu'ils représentent. A quoi lui sert ce savoir quand, assis devant sa feuille, il prend conscience que l'âge ne va pas l'empêcher de jouer sa partie ni modérer l'illusion d'y miser toute sa faculté de s'exprimer, c'est-à-dire l'ensemble de ses relations avec tout ce qui lui importe au monde. Il augmenterait même la mise, si c'était possible, et sans ignorer pour autant qu'aussi élevée soit-elle, et si réussi soit le jeu, il n'en tirera pour finir qu'une déception. Qu'est-ce que la poésie ? C'est d'abord pour celui qui la pratique la déception de ne pouvoir jamais aller jusqu'au bout - ou du moins de ne jamais pouvoir s'y tenir - alors qu'il a semblé que, cette fois, l'enjeu mettait réellement aux prises le réel et l'artifice jusqu'à promettre l'épuisement de ce dernier au bénéfice d'un saut enfin réussi dans l'indiscutable et le définitif.
Après quoi, il ne reste devant la page que le lecteur d'une précipitation verbale mise en échec par sa propre nature, et ledit lecteur éprouve en lisant la perturbation d'être à la fois dans deux espaces vu qu'en allant d'un mot à l'autre il ne va plus vers ce que pourtant ils ont exprimé dans leur premier mouvement. Le papier est redevenu du papier, et le poète est redevenu un homme assis devant, et qui se trouve quelque peu ridicule en pensant à la mêlée dans laquelle il vient d'affronter une espèce de réalité absolue.
Les livres font oublier à leurs lecteurs la discontinuité qui les sépare, et qui est la vie de leurs auteurs. Ils font par conséquent oublier le corps, et tout ce qui l'occupe, en fabriquant une continuité idéale où les événements de l'existence deviennent des allégories. L'auteur lui-même occupe ainsi la fonction de transformateur des choses ordinaires en signes exceptionnels, ce que personne ne songerait à lui reprocher dès lors qu'il donne satisfaction. D'ailleurs, comment un livre pourrait-il s'opposer au désir de lecture qu'il suscite et qui est sa raison d'être ?
Cette question parfaitement insensée a pour but de faire entendre le genre de contestation qu'un poète peut élever contre lui-même dès qu'il se trouve rendu à sa condition de vivant. Je ne suis pas sûr d'exprimer là autre chose qu'un point de vue personnel, en vérité une révolte contre cela même qui m'occupe parfois passionnément mais ne m'en reste pas moins insupportable à force de laisser pour compte cette chair vivante qui n'entrera jamais dans les livres. Absurde, dira-t-on, et j'en conviens en m'obligeant à préciser que le corps, chez moi, n'est que la figure du refus de la résignation. Mais qu'est-ce que la poésie ? si elle n'est pas d'abord ce refus, qui la pousse constamment à dresser les vers sur la page pour qu'ils n'aillent pas comme vont les lignes au gré de l'enchaînement - qui la pousse à ne pas se résigner à la ligne du temps en lui faisant barrage par un empilement de fragments sonores.
Sans doute la révolte n'est-elle pas une loi de la poésie, qui bien plus souvent a pratiqué la célébration. Je suis sûr que la poésie dit tout ce qu'elle dit en le disant, et c'est là son seul absolu, et c'est là ma principale raison de la pratiquer parce qu'il n'est rien d'autre qui rende pareillement indissociable l'événement verbal et son expression. Cela étant, l'auteur n'en retombe pas moins dans sa vie, qui elle aussi vit tout ce qu'elle peut vivre en le vivant.
Faire acte de poésie serait-ce opérer le transfert de quelque chose d'entier comme la vie dans une expression également entière comme le poème - ou bien n'est-ce là qu'une illusion dictée par le désir utopique de réunir enfin ce qui tout au plus se croise dans la représentation comme font le corps et son reflet dans le miroir ? Je pense tout à coup au vieux Matisse pour la raison probablement qu'il me fait apercevoir un geste plus visible que tous les gestes d'écriture. Matisse, dans les dernières années de sa vie, gouachait de grandes feuilles de papier pour en faire des espaces monochromes, en fait des blocs d'espaces comme on pourrait parler de volumes d'air. Puis il prenait une paire de ciseaux et, a-t-il raconté à André Verdet : « Vous ne pouvez vous figurer à quel point la sensation du vol qui se dégage en moi m'aide à mieux ajuster ma main quand elle conduit le trajet des ciseaux... »
Cette confidence m'obsède depuis des années qu'elle me donne à voir la vieille main libérée de toute pesanteur et découpant l'espace à la manière de l'aile d'un oiseau. Aucun doute, la main s'est bien envolée pour tracer par exemple les contours d'un nu bleu et en sculpter le volume dans le bloc d'air... Et pourtant le voici à présent au mur – comme n'importe quelle image peinte, au mur et tout empaillé de papier... Il arrive néanmoins que la vibration revienne révéler la vraie nature en faisant trembler l'air bleu, mais le plus souvent rien ne bouge.
Dès que la main a perdu ses ailes, c'est comme si elle n'avait jamais volé, sinon le temps d'une illusion. »
Bernard Noël, © POL 1998
Passage Molière - 157, rue Saint Martin 75003 Paris