Enquête, reconstitution
Le Libera, en quête de Pinget
La presse
Cela pourrait se passer sur la place du village, au bistrot du coin, dans une salle de classe... un de ces lieux publics où les langues se délient, où la parole devient collective, ce qui ne veut pas dire unanime.
Joël Jouanneau retrouve, avec cette adaptation du roman Le Libera, un monde qui lui est proche, celui de Robert Pinget. Enquête, reconstitution, c'est tout un village qui témoigne. Mais plus le dossier s'épaissit, moins on s'y retrouve, comme si chacun s'ingéniait à brouiller les pistes en racontant sa propre version des faits. Un voyage au coeur de l'écriture de Robert Pinget.
Ce sont des voix. C'est un village qui parle. Un de ces bourgs de campagne blotti quelque part dans le centre de la France. Cela pourrait se passer sur la place du village, au bistrot du coin, dans une salle de classe... un de ces lieux publics où les langues se délient, où la parole devient collective, ce qui ne veut pas dire unanime. Ainsi se présente Le Libera, roman de Robert Pinget publié en 1968 dont Joël Jouanneau donne aujourd'hui une adaptation pour la scène.
L'affaire n'est pas banale, car pour Joël Jouanneau il s'agit presque d'un retour aux sources puisque c'est avec L'Hypothèse, un texte de Robert Pinget interprété par le comédien David Warrilow, qu'il fit ses premiers pas au théâtre en tant que metteur en scène. Créée au Festival d'Avignon en 1987, la pièce fut reprise au Théâtre de la Bastille et c'est là encore que Joël Jouanneau monta L'Inquisitoire avec le même David Warrilow en 1991. Une amitié solide naîtra entre les trois. « Nous étions une vraie fratrie, » se souvient le metteur en scène. « Aujourd'hui, j'entends encore la voix de David, et Robert me manque énormément. Nous avions l'habitude de déjeuner ensemble. Entre nous, c'était une amitié beckettienne, presque silencieuse. Son œuvre, sa pensée n'ont cessé de m'habiter. Il y a chez Pinget une langue qui va chercher sa source dans le rural et où je retrouve des expressions familiales qui me renvoient au village de mon enfance, à mes origines. Moi-même quand j'écris mes propres textes, comme Le Bourrichon par exemple, j'entends cette langue de village. »
Cette langue, donc, occupe Joël Jouanneau. Ça le travaille, se ressasse en lui. Un temps, il pense tourner une adaptation de L'Ennemi pour la télévision, se proposant à travers le roman de donner à voir l'auteur en ses œuvres comme sujet d'enquête. Cette figure de l'auteur, volontairement et consciemment ambiguë chez Pinget.
« Et puis il y a eu l'affaire Outreau qui renvoyait tellement au Libera. Du coup, ce projet qui trottait dans ma tête s'est réveillé sous une autre forme. » Décentrage et recomposition du paysage. Il ne s'agit plus d'enquêter sur l'auteur, mais d'entrer en contact avec ce point fuyant, obsessionnel, auquel on n'accède qu'indirectement par voies dérobées, accusations, témoignages, allusions plus ou moins floues. « Les enfants noyés, étranglés, violés sont légion dans les livres de Pinget. Lui, il disait qu'il trouvait ça dans les journaux. Bien sûr, on ne découvre jamais la vérité car d'un livre à l'autre le dossier s'épaissit et en même temps la confusion. On dirait que Pinget s'arrange pour brouiller les pistes afin de pouvoir continuer à écrire. Il expliquait que le seul moyen de ne pas tarir, c'était de se constituer un monde. À partir de là, ça ne peut pas s'assécher. »
Un microcosme hanté par les faits divers. Les personnages transmigrant d'un livre à l'autre, tels des âmes tissées et retissées à l'infini par la magie des mots, la Lorpailleur, Monsieur, son Domestique, les sœurs Moineau, Miquette Ducreux, Passavoine... Des noms à surveiller, récurrents, comme autant de points de fuite, de pistes douteuses où articuler le labyrinthe d'une série de romans qui ne s'achèvera sur aucune conclusion.
De toute façon, le manuscrit dans lequel la vérité fut peut-être consignée finira au fond du puits. Les livres gravitant ainsi autour d'un autre livre, manquant celui-là. Joël Jouanneau s'est volontiers perdu dans ce dédale où l'écriture se met en scène. Il a accumulé les pièces du dossier jusqu'à en être submergé. Mais c'était indispensable. « J'ai voulu que cette adaptation soit un apocryphe jusqu'au bout. Cela me plairait beaucoup de donner à lire un autre Pinget. Même si bien sûr cela s'inscrit à partir du Libera. »
Il a fait notamment appel aux comédiens Roland Bertin, Philippe Faure, Daniel Laloux, Micehl Bompoil et Bryan Pollack pour donner chair à ces voix peut-être mortes, la temporalité étant souvent brouillée chez Robert Pinget, comme l'indique cette précision extraite du roman L'Apocryphe. « Oh une scène toute simple, je crois l'avoir dit, l'enquêteur interroge les survivants qui se contredisent, pas moyen d'avoir une idée claire sur le défunt, il passe pour un ange ou pour une bête, très poncif tout ça. » Enquête, reconstitution, voilà l'entreprise. Où toute l'œuvre de Pinget est passée en revue ; écriture qui se réécrit elle-même, se creuse, s'épaissit, se délite, voix en écho, effets de miroir, le tout sous le regard impassible d'un buste de Marianne.
Hugues Le Tanneur
"(...) Fin connaisseur de l'oeuvre de Robert Pinget, dont il monta déjà jadis deux textes, Joël Jouanneau a admirablement adapté son roman Le Libera. Impressionnant exercice de virtuosité, le spectacle fait souvent sourire(...)" Télérama, 28 septembre 2005
"Théâtre en soi attachant, parce que la matière du dialogue est tout de même faite de mots de Pinget et parce que les acteurs sont des natures remarquables, Roland Bertin (le domestique), boule d'énergie flottante, hésitante, abandonnée mais rouée, formidable énigme, et aussi Philippe Faure (le divisionnaire) pas vraiment sûr de lui, jouant les bravaches avec son personnel, et les trois inspecteurs, Michel Bompoil, Daniel Laloux et Bryan Polach, courant d'un tiroir de dossiers à l'autre..." Michel Cournot, Le Monde, 28 septembre 2005
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