Le canard sauvage

Lille (59)
du 11 au 21 février 2009
2 heures environ

Le canard sauvage

CLASSIQUE Terminé

Un idéaliste revient dans sa ville natale après un long exil. Il se trouve mêlé aux affaires d’une étrange famille et tente de dévoiler les secrets peu avouables des uns et des autres. Mais contre ses attentes, la révélation de ces secrets va ébranler le bonheur de tous.

Les héros tragiques de la modernité
Une humanité imparfaite

  • Les héros tragiques de la modernité

Le photographe Hjalmar Ekdal vit avec sa femme Gina et leur fille Hedvig de quatorze ans dans une soupente qui fait à la fois office d’appartement et d’atelier, attenante à un grenier où sont élevés des poules, des lapins et un canard sauvage auquel l’adolescente est très attachée. Le trio cohabite avec le vieux père qui, par le passé, a purgé une peine de prison pour un délit financier dont l’instigateur était le négociant Werle. Gina a autrefois été gouvernante chez Werle. Au début de la pièce, Gregers Werle, fils du négociant, revient dîner dans la maison familiale. Il y apprend que Gina Ekdal a été la maîtresse de son père avant d’épouser Hjalmar, et que c’est le négociant lui-même qui a arrangé et financé ce mariage. Gregers estime de son devoir d’apprendre à Hjalmar ce qu’il sait, avec l’idée que le couple puisse bâtir sa vie commune sur cet idéal de vérité...

Depuis Brand et sa terrible figure de prêcheur de l’absolu, grand pourfendeur des hypocrisies bourgeoises, Ibsen ne cesse de dénoncer les outrances destructrices et les dégâts commis au nom de l’Idéal. Yves Beaunesne, fin connaisseur des grandes oscillations esthétiques entre naturalisme et symbolisme de la fin de XIXe et du début du XXe siècles, entend donner chairà tous ces héros tragiques de la modernité dont le destin se révèle sous la forme de mensonges officiels et d’intégrismes puritains.

Traduction et adaptation Marion Bernède et Yves Beaunesne.

Texte publié aux Editions Actes Sud Papiers.

  • Une humanité imparfaite

« Celui qui veut me comprendre doit vraiment connaître la Norvège » dit Ibsen. Comment faire ? Passer six mois au sein des fjelds et des fjords, dans cette « nature grandiose mais austère » ? Connaître « les longs et sombres hivers et les brouillards qui enferment les maisons en elles-mêmes » ? Etudier la dialectique luthérienne du péché et de la mort dans la Norvège à l’aube du 20e siècle ? Plancher sur les traverses d’une histoire politique et littéraire particulièrement revêche ?

Que faire ? Ibsen commence à écrire à une heure de grande transition, où l’Occident tout entier chavire, où le passé dévoile ses limites, où la crainte de l’avenir désarçonne. Il part, avec quelques rudiments de la triangulation, c’est l’incomplet et l’inachevé qui l’intéressent, seules les zones en friche ont le don de laisser le champ libre à son investigation. Je crois que je vais aussi avancer avec ma propre boussole et m’inventer ma Norvège personnelle.

Ibsen se bat contre le mouvement forcené qui ruine les âmes naufragées. Il veut donner des mots aux tourmentés, faire parler les sans-langue. Ils sont inconsolés parce que le sens de ce qui leur est arrivé leur a échappé, comme si souvent à nous tous qui passons notre temps à repousser les choses au fond de notre tête. Le poète est là pour leur prodiguer imperceptiblement, par dessus l’abîme du temps, des bouts de lumières qu’ils ne pouvaient recevoir parce qu’ils n’avaient pas vécu suffisamment. On ne peut bâtir qu’adossé à la peine, semble-t-il nous dire.

Les injustices qui avaient frappé les personnages n’avaient pas manqué, mais tous avaient toujours cédé devant la nécessité sociale, sacrifiant les aspirations aux contraintes du réel, acceptant sans rechigner l’ordre qui régnait, tombant dans la sclérose, la médiocrité et l’hypocrisie. Ibsen les prend à un moment extrême où il n’est plus question que de survie. Il ne faut jamais oublier comment, à certains moments, nous nous cramponnons à la vie dans cette prison dont les geôliers sont nos mensonges, nos remords, nos terreurs, notre désarroi. Mais même les souffrances comportent leur lot de blandices inépuisables, et bien souvent, nous ne nous mettons à réfléchir que lorsque nous souffrons. Ibsen fait parler les regrets et les remords, il entreprend un travail qui débarrasse de cette traîne encombrante, et qui donne un avant-goût de ce qui peut alléger la marche des humains. Fracturer les portes de l’intime, éclairer l’énigmatique et libérer ce qui est prisonnier des instants révolus. Ibsen, Créateur à l’heure d’une nouvelle Genèse, instille alors, loin de tout système, une sorte d’ « invention de soi », que reprendra plus tard, à sa manière, un Ingmar Bergman.

Ibsen envisage l’humain comme une créature historique, et le moindre mouvement dont tressaille son cœur, la moindre pensée qui traverse son corps renvoie en dernier recours à l’histoire universelle. Voilà donc un poète à l’universalité immédiatement perceptible, indifférent aux canons officiels de l’art, qui écrit à la fracture des siècles, qui écrit partout en Europe dans un exil volontaire de près de trente ans, un déchiffreur de l’éternelle énigme du présent, à l’avant-garde de la dramaturgie moderne, de la psychanalyse, de la critique sociale. « La société moderne n’est pas une société humaine ; ce n’est qu’une société faite pour les hommes » écrit-il dans ses notes préparatoires à la pièce, en 1884. Mais sa description de l’esclavage moderne n’est pas empreinte d’un fatalisme dernier : « Désirer et vouloir. Nos pires tares viennent de ce que nous mélangeons les deux choses » ajoute-t-il. Ses dénonciations appellent clairement le suffrage universel, les mouvements féministes, l’abolition de tous les privilèges. Soit autant d’avancées politiques très concrètes, alors que Ibsen ne croyait absolument pas à la puissance libératrice de la politique. « Une nouvelle noblesse va se constituer. Ce ne sera pas celle de la naissance ou de l’argent, non plus que celle des facultés ou des connaissances. La noblesse de l’avenir sera celle du caractère et de la volonté. »

Si les personnages sont habités par le doute ou le fanatisme, si des pensées funèbres les traversent, si le cynisme et l’ironie ont une place récurrente dans la pièce, nous ne sommes pas pour autant en face d’êtres perdus dans la décadence, le vide ou la marginalité : ce serait réduire le propos de l’auteur à la peinture anecdotique de types sociaux propres à nourrir une thèse de sociologie sur les laissés-pour-compte. Ainsi, les êtres qui peuplent Le Canard sauvage vivent un naufrage qui les dépouillera de leurs oripeaux de sociabilité pour les laisser brutalement en face d’une incohérence toute humaine.

Le poète raconte une histoire qui arrive d’abord à de jeunes adultes, l’adulte étant celui qui s’avance vers les choses dernières. Jusque-là, ils étaient au cœur d’un tourbillon dont le sens et les détails leur échappaient. Et puis, sous l’influence d’un homme à la parole déchaînée, mais surtout à travers le regard lumineux d’une enfant presque aveugle, cette rotation folle et obscure dans le maquis mental est forcée de ralentir, et peu à peu, chacun commence à reconnaître un certain nombre de figures sur les parois du décor. Ibsen met en chacun d’eux l’aspiration au grand large ; pour mettre leur navire à l’eau, il leur faudra entendre la voix du poète : « Les complications viennent de ce qui est hérité et de ce qui tient à l’habitude. » C’est là qu’Ibsen donne à tous les humains le goût de la persévérance.

Ibsen, qui a toujours préféré le vécu au livresque, a laissé de son sang sur les murs de cette maison, il a pioché dans ses propres greniers pour y trouver ses animaux sauvages, il a puisé dans ses images familiales, déposant ainsi une forme de tendresse sur ces portraits volés qui sont pour beaucoup comme des autoportraits : il y peint quelque chose de son instabilité, de sa vanité, de son asociabilité, de son rigorisme, de ses folles rêveries, de ses incertitudes, de ses sombres tortures, de sa lâcheté, mais aussi de sa gaieté, de sa révolte, de son audace et de ses enthousiasmes. S’il ne prétend délivrer aucun message, il n’en porte pour autant aucun jugement sur ses personnages et laisse l’amour entre ces êtres apparaître tel qu’il est, avec sa pauvreté, avec sa naïveté, avec sa force aussi.

Avec ce poète du Nord, nous entrevoyons le monde infini qui se tient derrière le monde apparent. Il y a des moments illuminés au milieu de grandes ombres : Ibsen déploie là tout son génie, à la recherche de voies nouvelles, en faisant dialoguer son héritage des Lumières avec les voix des spectres, la culture et la nature, la philosophie avec les « trolls de l’âme », en grand cinématographe de l’invisible. Car les mots seuls peuvent aussi boucher la vue, et les dialogues essentiels chez lui, loin des « tranches de vie » caractéristiques du théâtre du 19e, sont intérieurs, les mots ne sont que l’écume ou l’écho des cris du petit animal secret qui hurle en chacun des personnages. C’est là qu’apparaissent les habitants de nos sous-bois, gnomes, fées, elfes, orques, lutins, vouivres, stryges, nymphes, dryades, djinns, sirènes. Et l’on se souvient alors que les créatures du merveilleux ne sont jamais totalement bonnes ou méchantes, elles affichent des visages paradoxaux, les visages d’une animalité presque humaine.

L’œuvre d’Ibsen, c’est le guide du chasseur de dragons. Il ne peut pas se résoudre à l’usure des rêves, il allume des incendies, court de défaite en défaite jusqu’à la victoire finale. « Vivre, c’est faire la guerre aux trolls, sous la voûte du cerveau et du cœur. » Il ne nous emmène pas vers un monde idéal mais nous parle, avec son don de seconde vue, d’une humanité imparfaite et diverse qui souvent tombe, qui parfois se relève, qui toujours attire sa compassion. Ibsen n’est pas, à mes yeux, cet écrivain marqué au coin du pessimisme dont on nous rebat les oreilles. Et si la fin ne paraît pas heureuse, c’est sans doute parce que ce n’est pas la fin pour lui. Il n’a cessé d’espérer le jour où l’homme ne sera plus un loup pour l’homme. Il y a au-dessus de ce poème une douce nébuleuse discrète qui autorise à vivre de pauvres vies tordues mais tournées vers le ciel.

Ibsen a cherché à dépasser la modernité classique au nom d’une plus grande modernité, portant ses pas vers l’être qui agit plutôt que vers le monde sur lequel il agit. Il n’est jamais dans la doléance : naître neufs dans un monde plus vieux que nous, voilà autre chose que du désenchantement. « Se réaliser soi-même dans sa vie est, à mon sens, le but le plus élevé que puisse atteindre l’homme », écrit-il deux ans avant Le Canard sauvage.

Si Henrik Ibsen était du chocolat, il serait noir, amer et doux.

Yves Beaunesne

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Informations pratiques

Théâtre du Nord

4, place du Général de Gaulle 59026 Lille

Accès handicapé (sous conditions) Bar Librairie/boutique Salle climatisée
Spectacle terminé depuis le samedi 21 février 2009

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