Dans le face-à-face entre Gregers l’idéaliste, qui veut rétablir la vérité dans le monde, dût-il le mettre à feu et à sang, et Hjalmar, qui a choisi le confort de la compromission et du « mensonge vital », on retrouve les contradictions chères à Ibsen. Mais elles s’enflamment ici avec une violence meurtrière, scandaleuse : c’est une adolescente qui les prend de plein fouet.
Plus ambigu que jamais, Ibsen renvoie dos à dos les adversaires, et fait trembler le réalisme de sa pièce en lui inventant un arrière-plan étrange : une forêt reconstituée dans un grenier, avec une basse-cour en guise de faune... C’est là que la jeune Hedwig et son grand-père trouvent refuge. S’agit-il d’une dérisoire tentative de compensation ? Ou cette extravagance hors normes a-t-elle à voir avec ce que le rêve, l’imagination – le théâtre – peuvent sauver de la réalité ?
Pour Stéphane Braunschweig, la pièce dévoile la précarité des bases sur lesquelles se construisent les existences normales. Cette vulnérabilité, c’est peut-être ce qui nous rend proches les personnages d’Ibsen : l’effort qu’ils font pour défendre leurs fragiles édifices – de vie, de rêve ou de pensée – ne peut les protéger des soubresauts du réel.
Avec la participation de Jean-Marie Winling.
Traduction du norvégien Éloi Recoing. Le texte de la pièce est à paraître aux Éditions Actes Sud-Papiers.
« Stéphane Braunschweig réussit sa mise en scène en assumant les dimensions naturalistes et fantastiques de la pièce, en l'ouvrant à l'imaginaire. (...) La traduction est nerveuse et la scénographie, belle. » Fabienne Pascaud, Télérama TT, 22 janvier 2014
« Les neuf comédiens jouent remarquablement juste cette comédie horrible de l'existence comme elle va, ce drame d'une société où les idéaux ne peuvent être que les instrument ridicules du meurtre de l'innocence et de l'amour. » Juliette Keating, Médiapart, 19 janvier 2014
« Stéphane Braunschweig offre une version extralucide et actuelle de la pièce d’Ibsen, en maniant à la fois le tragique et l’ironie » Philippe Chevilley, Les Echos, le 17 janvier 2014
« A mesure que l'histoire plonge dans la catastrophe, elle gagne en puissance comique Et Braunschweig réussit particulièrement bien le grand écart » René Solis, Libération, 15 janvier 2014
« Chef d'oeuvre du dramaturge norvégien Ibsen cette piece sombre et idéaliste nous plonge dans les méandres d une famille aux lourds secrets. Déni ou vérité. » Marie Dufour, Vivre Paris, 17 décembre 2013
Un canard sauvage nage en paix
près des côtes escarpées de l’île ;
où les vagues claires jouent
avec sa vierge poitrine
Un chasseur passant par là
se penche dans les éboulis
et tire par facétie
sur la belle créature
Et l’oiseau ne peut regagner
le lit douillet de son nid
et l’oiseau ne veut pleurer
ni sa douleur ni sa détresse
Aussi coule-t-il en silence
au fond du sombre fjord,
et la vague glacée l’engloutit
puis à jamais efface ses traces
Johan Sebastian Welhaven
Tiré de Réussites, Canards sauvages et Héros, postface du Canard sauvage, par Hélène Uri, in Paroles d’auteurs norvégiens sur l’oeuvre d’Ibsen, Ed. Gyldendal – 2006, p. 53
Sauvage domestiqué
Déjà avant Tchekhov, Ibsen avait fait d’un oiseau d’eau le symbole central d’une de ses pièces. Un symbole qui – comme il en sera aussi de la mouette tuée par Treplev – ne se laisse pourtant pas facilement appréhender. Le vieil Ekdal, son fils Hjalmar et sa petite-fille Hedvig, sont tour à tour comparées au canard sauvage : un oiseau qui lorsqu’il est blessé préfère plonger vers le fond et s’accrocher aux algues avec son bec plutôt que de survivre amoindri.
Ce canard sauvage n’est pourtant pas qu’une métaphore ou un symbole, puisque dans la pièce il s’agit aussi d’un animal bien réel qui vit dans le grenier de la famille Ekdal. Contrairement au comportement « suicidaire » qui est censé caractériser son espèce, celui-là, rescapé d’une chasse, boîteux, a survécu. Exporté de son biotope naturel, il est celui qui s’est « adapté » à un biotope artificiel. Dans cette pièce où Ibsen, une fois de plus, organise le choc des idéaux et de la vie réelle – cette vie faite d’adaptation et de compromis –, on se dit que le canard dans son grenier, sauvage domestiqué, n’est pas que l’image tragique de la créature blessée qui se noie. Son existence tend à tous le miroir d’une vie coupée de ses racines naturelles, d’une vie qui « continue » dans son artificialité même.
La vengeance de la forêt
Ekdal : (...) La forêt se porte bien, là-haut ? Gregers : Pas comme de votre temps. On a beaucoup abattu. Ekdal : Abattu ? C’est dangereux, ça. Ça a des suites. Elle se venge, la forêt.
Le domaine de Höydal où se noue le drame est un vaste domaine forestier, comme il y en a tant dans les pays du nord : un domaine où l’on fait fortune en décimant la forêt. Dans ces jardins d’Eden qu’étaient les forêts primaires, et qui aujourd’hui ont pratiquement disparu de la surface du globe, les capitalistes du bois ont commis une sorte de péché originel : ils n’ont pas seulement croqué la pomme, ils ont carrément coupé l’arbre. C’est pourquoi une culpabilité originaire les habite.
Certes, c’est une escroquerie plus triviale qui est à l’origine de la chute de la maison Ekdal : le lieutenant Ekdal s’est déshonoré en vendant du bois qui appartenait à l’État, et pour cela il a été condamné au bagne. On ne saura jamais s’il a commis ce crime sciemment ou s’il a lui-même été la dupe de son ami et associé, le négociant Werle. Mais ce qu’on sait, c’est qu’il en a perdu la raison au point de craindre la « vengeance de la forêt ». Comme si le grand chasseur qu’il était (le chasseur, figure de l’homme qui respecte la nature et que la nature respecte en retour) s’était fourvoyé déjà, avant même l’affaire d’escroquerie, en abattant des arbres pour l’industrie et le commerce.
De son côté, Gregers, le fils de Werle, qui pense que son père est le seul véritable coupable de l’escroquerie, mais qui n’a jamais osé l’accuser ouvertement, a continué à gérer le domaine et à abattre les arbres. Comme si son incapacité à s’opposer à son père faisait de lui son complice, il s’est ainsi enfoncé dans une culpabilité, qu’il tente de racheter avec son discours sur les idéaux. L’expression qu’il emploie, « créance de l’idéal », trahit bien la dette dont il se sent porteur.
Réparations ?
La destruction de la forêt, on le voit, appelle réparation. Réparation dérisoire que ce grenier des Ekdal, où l’on a reconstitué artificiellement un coin de nature avec des sapins, des lianes, des poules, des lapins et un canard, et où le vieil Ekdal peut redevenir chasseur. Espace de compensation et d’évasion, mais aussi doublefond fantastique et menaçant, le grenier tient à la fois du terrain de jeu enfantin et du refuge des inadaptés. C’est dans cette forêt irréelle qu’Hedvig posera à son tour un acte irréparable...
Ou réparation illusoire : le rêve de Gregers de soumettre la vie corrompue au règne des idéaux. Or la vie ne se soumet pas, pas plus d’ailleurs aux idéaux d’un Gregers qu’aux “mensonges vitaux” en forme de pis-aller d’un docteur Relling : les reconstructions mensongères finissent toujours par s’écrouler, les “retouches” (pour reprendre la métaphore photographique d’Ibsen) qui tentent de rendre la médiocrité de la vie supportable finissent toujours pas se voir.
La vie est insoumise, parce que la vie est fragile (seule peut-être Gina, la mère d’Hedvig, a conscience de cela). Elle est tissée de fautes passées qu’on ne saurait réparer et de secrets qui menacent les équilibres instables du présent. Il faut pourtant faire avec et tenter d’avancer. La vie se fiche bien de la forêt détruite.
Jamais Ibsen ne nous aura donné à ce point le sentiment de la précarité de nos existences. Précarité de nos convictions, de nos identités, de nos relations. Précarité qu’il nous faut bien reconnaître et accepter pour arriver à vivre. Comme toujours chez Ibsen, le déni est la clé du malheur.
Stéphane Braunschweig, février 2013
Gossensass le 2 septembre 1884.
Cher Monsieur Hegel !
En même temps que cette lettre, vous recevrez le manuscrit de ma nouvelle pièce Le Canard sauvage, à laquelle j’ai travaillé chaque jour durant ces quatre derniers mois. Ce n’est pas sans quelque regret que je m’en sépare. Malgré leurs faiblesses et leurs travers, les personnages me sont devenus chers au cours de cette longue et quotidienne fréquentation. J’ai l’espoir qu’ils trouveront des amis indulgents dans le grand public et notamment dans le monde des artistes dramatiques ; [...]. À beaucoup d’égards cette oeuvre occupera une place à part dans ma production dramatique. Les procédés n’y sont pas les mêmes que dans mes ouvrages antérieurs. Je n’en dirai pas plus long aujourd’hui...
Henrik Ibsen, In Lettres de Henrik Ibsen, trad. Martine Rémusat, Librairie académique Perrin et Cie, 1906, p. 245-246
Très bonne pièce d'Ibsen, un peu longue cependant dans la mise en place de l'intrigue. Bonne mise en scène, excellent jeu des comédiens (sauf Gregers qu'on entend très mal).
Magnifique!Le texte,la mise en scene,les interpretations,très actuel,on rit,on pleure,on s'indigne: deux heures et demie en un souffle:à ne pas le croire
Le spectacle est servi par une mise en scène sobre, efficace, suggestive et par des acteurs qui proposent un jeu juste et complexe. L'écriture dramatique représente les illusions familiales et sociales puis les déconstruit par le non-dit, l'écart, la dissonance. La fable du canard sauvage pose un regard ironique et grinçant sur les avatars du mensonge et de la vérité.
Pour 3 Notes
Très bonne pièce d'Ibsen, un peu longue cependant dans la mise en place de l'intrigue. Bonne mise en scène, excellent jeu des comédiens (sauf Gregers qu'on entend très mal).
Magnifique!Le texte,la mise en scene,les interpretations,très actuel,on rit,on pleure,on s'indigne: deux heures et demie en un souffle:à ne pas le croire
Le spectacle est servi par une mise en scène sobre, efficace, suggestive et par des acteurs qui proposent un jeu juste et complexe. L'écriture dramatique représente les illusions familiales et sociales puis les déconstruit par le non-dit, l'écart, la dissonance. La fable du canard sauvage pose un regard ironique et grinçant sur les avatars du mensonge et de la vérité.
15, rue Malte Brun 75020 Paris
Station de taxis : Gambetta
Stations vélib : Gambetta-Père Lachaise n°20024 ou Mairie du 20e n°20106 ou Sorbier-Gasnier
Guy n°20010