Omar meurt - c'est à ce moment précis que commence la pièce. Dès lors, trois voix s'entrecroisent pour dire la destinée d'une famille libanaise et musulmane installée à Montréal et les ressorts intimes de sa décomposition : celle du fils aîné, Radwan, le fou. Celle du deuxième fils, Rawi, devenu Pierre Luc Duranceau, écrivain à succès menant une existence opulente sur la Côte d'Azur. Celle d'Omar lui-même, esprit errant dans les limbes de la poésie universelle, interrogeant sa foi avant de passer dans l'au-delà.
Comment être au monde quand on est habité par le chaos ? Ce roman, l'un des plus bouleversants d'Abla Farhoud ouvre les abîmes de la démesure, du déracinement, des rêves fous, de la folie elle-même, de la souffrance et de la vanité humaines.
Adaptation du roman de l'auteure libano-québécoise Abla Farhoud (prix du roman francophone en 2006) par Nabil El Azan.
Par la Compagnie La Barraca.
Pourquoi Montréal ? On ignore si Omar s’était seulement posé la question. Ce qui est sûr c’est qu’il lui fallait partir. Dare dare. Tout liquider et quitter au plus vite le Liban en proie à une folie meurtière. Et Omar avait embarqué femmes et enfants vers le Canada, sans même prendre la peine de consulter femme ni enfants. Sans même regarder en arrière, en renonçant même à sa vie privilégiée de poète rentier.
À Montréal, Omar avait créé une fabrique de culottes qui se vendaient bien, les culottes « Paradise ». Il avait aussi mis ses enfants dans les meilleures écoles, voulu qu’ils soient les premiers, exigé d’eux qu’ils soient solidaires, unis. Bref, il avait fait de sa famille un îlot méditerranéen planté au coeur d’un océan glacé. Un autre paradis en somme.
Mais les turbulences de la vie allaient se révéler contraires à la volonté du père et voilà le cocon chaleureux désagrégé et éparpillé comme un archipel aux quatre vents du globe. Des années après, désormais seul avec Radwan son fils fou, à qui il voue un amour fou, Omar meurt. C’est à ce moment précis que la pièce commence.
Dès lors, trois voix s’entrecroisent pour dire la destinée d’une famille et les ressorts intimes de sa décomposition : celle du fils aîné, Radwan, le fou, qui se retrouve seul avec le corps du père sans pouvoir accomplir les gestes pour l’enterrer. Celle du deuxième fils, Rawi, devenu Pierre Luc Duranceau, écrivain à succès menant une existence opulente sur la Côte d’Azur, sur laquelle planent les angoisses du secret et du déni. Celle d’Omar lui-même, esprit errant dans les limbes de la poésie universelle, interrogeant sa foi avant de passer dans l’au-delà. Comment être au monde quand on est habité par le chaos ? Le roman de Abla Farhoud ouvre les abîmes de la démesure, des rêves fous, de la folie elle-même, de la souffrance et de la vanité humaines. Des abîmes que l’adaptation et la mise en scène creusent. Non pas dans le but de résoudre l’énigme de l’existence, mais, au contraire, afin d’en sonder la profondeur. Puis, s’agissant de folie, il fallait surtout l’envisager comme une expérience tragique de l’humanité.
Ainsi, pour l’adaptation, certains passages ont forcément été raccourcis ou réagencés, d’autres légèrement réécrits. La partition d’Omar a été totalement revue. En effet, l’interrogation de ce personnage d'Omar (le départ d’un pays en geurre, la rupture avec la poésie, sa négation de la maladie de son fils aîné) a conduit à le reconsidérer à partir du silence de Rimbaud et de la plainte de Job. Son texte a été composé à partir d'extraits allant de la Bible jusqu’à Nietzsche et Adonis, en passant par les grands poètes mystiques. Pour cette parole, ont été donc convoqués : Shakespeare, Borgès, Khayyam, Hafez, Le Coran, Dhou’l Noun, Le livre de Job, Goethe, Hölderlin, Nietzsche, Adonis, Erik Johan Stagnelius, Rûmi, Ibn Arabi, Mallarmé, Celan…
Quant à la mise en scène, il a été décidé d’emblée de faire incarner les personnages par des acteurs venant de trois espaces différents : un Libanais pour le père, un Québécois pour le fou et un Français pour l’écrivain. L’altérité étant un enjeu considérable dans la pièce, cette distribution a l’avantage de l’aborder de façon frontale, en la mettant à l’oeuvre sur scène. Cela donnera trois différentes corporalités mais aussi trois différentes tonalités de français, trois différentes musicalités.
Trois corps, trois espaces, trois temps. Et pourtant, vivants ou morts, au Canada ou en France, les trois personnages seront là, en même temps, dans le même espace. Pris dans la même nasse, dans la même urgence de s’en sortir. Piégés par leur désir-délire, ils n’auront pas d’autre moyen que de se livrer corps et âme. Ca va faire désordre. On parle de chaos, non ?
Nabil El Azan
10, place Charles Dullin 75018 Paris