Attention ! La représentation du Projet Andersen comporte des effets stroboscopiques susceptibles d'incommoder certains spectateurs.
Un voyage spatio-temporel
Entre le romantisme et la modernité
Dans l’arbre vit une dryade. Elle a la forme d’une jeune femme comme il est expliqué dans la mythologie grecque. Dans un de ses contes, Andersen imagine qu’une de ces dryades a élu domicile dans un arbre qui fut planté à Paris un an avant l’Exposition universelle de 1867 et qu’il découvre lors d’une de ses visites.
Il imagine que c’est pour assister à l’Exposition universelle que la dryade a choisi cet arbre… Quand on lui a demandé de créer un spectacle sur Hans Christian Andersen à l’occasion du bicentenaire de ce dernier en 2005, Robert Lepage s’est inspiré de ce conte. Il faut dire qu’il était bien embêté car il ne savait pas trop quoi faire avec un auteur tel qu’Andersen.
En se plongeant dans l’œuvre du conteur, il s’est passionné surtout pour son journal où lui est apparu l’homme derrière l’œuvre. Et il s’est senti très proche de cet homme qu’il ne connaissait pas et qui vivait dans un autre pays que le sien, le Danemark, dans un autre siècle, le XIXe. Alors, le spectacle a progressivement pris la forme d’un voyage vers l’autre, vers cet Andersen qu’un Québécois va entreprendre de connaître.
Seul sur scène, c’est le comédien Yves Jacques qui interprète le Québécois en question, dans lequel on pourrait aussi bien voir un double de Robert Lepage. C’est qu’Andersen comme Lepage partagent une même passion pour Paris. Pour l’écrivain, être reconnu du public français et donc parisien, était une nécessité vitale.
Aussi Robert Lepage imagine un parallèle entre le séjour d’Andersen sur les rives de la Seine en 1867 lors de l’Exposition universelle et son héros québécois arpentant les mêmes lieux un siècle plus tard en 1967.
Ainsi le temps et l’espace se télescopent, d’un pays à l’autre, d’une époque à l’autre, une foule de personnages apparaît sur la scène, on passe de l’univers du conte au monde réel, tout ça par la magie du récit et par la capacité presque magique d’un comédien à faire exister, comme si de rien n’était, plusieurs univers.
Hugues Le Tanneur
Olivier Kemeid : Quels ont été vos premiers liens avec la Fondation Hans Christian Andersen ?
Robert Lepage : On m’a approché pour ce projet il y a quelques années, afin que je réalise un spectacle sur Andersen. Lorsque j’ai accepté, la Fondation m’a décerné un prix destiné à ce que les directeurs de cette Fondation appellent des « ambassadeurs », c’est-à-dire des artistes qui selon eux vont contribuer au rayonnement de l’œuvre d’Andersen dans le monde.
Aviez-vous déjà fait une incursion dans l’univers d’Andersen ?
Pas professionnellement. Je connaissais bien sûr les dix ou douze contes qu’on a lus ou qu’on s’est fait lire. J’ai hésité longuement avant d’accepter ce projet parce que les spectacles solos sont des spectacles très personnels, très proches de moi. Quand je m’intéresse à Cocteau et à Miles Davis (NDR : dans Les Aiguilles et l’Opium) ou encore à Vinci, c’est parce que je sens quelque chose qui me touche personnellement dans leur vie, dans leur œuvre. Or, la première biographie d’Andersen que j’avais lue ne m’avait pas fascinée outre mesure… je ne voyais pas ce qui pouvait me rejoindre dans sa vie.
C’est l’année suivante, à Hambourg, qu’un directeur de la Fondation m’a fait lire une autre biographie, basée sur le journal personnel d’Andersen. Et là j’ai été fasciné ! J’y ai trouvé une multitude de portes d’entrée pour le genre de spectacle que je voulais monter.
Cette lecture m’a mis sur des pistes de contes que les gens connaissent moins - parce que le spectacle parle beaucoup plus du Andersen adulte que du Andersen pour enfants, de ce qui l’animait dans la deuxième partie de sa vie, lorsqu’il s’est mis à écrire des contes pour adultes, et peut-être beaucoup plus pour adultes qu’il pensait.
Il y a toute une analyse freudienne, même jungienne, que l’on peut faire avec des contes comme L’Ombre, dont un petit extrait sera cité dans le spectacle, où tout le jeu de l’inconscient est développé. Ce sont des contes qui font peur aux enfants; on ne leur lit pas ceux-ci d’ailleurs. C’est ce versant de son œuvre qui m’intéresse.
Quelles sont les facettes de sa vie qui vous ont le plus intéressé ?
Sa double vie, entre autres. Sa vie intime étrange, très trouble, dont il faisait mention dans son journal personnel et, de manière déguisée, dans ses contes. Il s’identifiait aux héros des contes de la deuxième moitié de sa vie. En fait, c’est à partir de ses grands voyages qu’Andersen s’intéresse à sa propre identité. Je me suis tout de suite identifié à cet aspect, je me suis reconnu là-dedans. e crois que dans mon cas, j’ai vraiment commencé à essayer de comprendre qui j’étais quand je me suis mis à voyager. C’est toujours le même principe : tu vas à l’extérieur pour mieux comprendre l’intérieur. Et puis sa fascination pour la ville m’a séduit. Andersen assiste à la véritable naissance de la grande ville moderne. Il observe l’exode rural qui modifie complètement la concentration urbaine : les grands marchés et les hôtels particuliers disparaissent au profit des grandes avenues du baron Haussmann à Paris, par exemple.
En fouillant davantage dans ses notes personnelles, on se rend compte que ce n’est pas tant le prétexte d’assister à l’Exposition universelle qui l’attire mais la volonté de goûter à la nouvelle urbanité de Paris, de découvrir entre autres les bordels autour de la Porte Saint-Denis. Effectivement. Mais la Fondation était très intéressée cette année à financer de nouvelles biographies qui osent plonger dans ces zones de vie de l’auteur.
Ils m’ont donc donné carte blanche, et je leur ai dit en partant : « Ce sera un spectacle sur la masturbation. » Le directeur m’a dit : « Bon, c’est intéressant, il me reste à convaincre la reine du Danemark de financer ça ! »
Elle a son mot à dire là-dessus ?
Bien sûr, c’est elle qui paie ! Mais c’est une reine très bien, très ouverte ! De toute manière, mon but n’est pas de sortir la vase, de faire « scandale ». Ce que je souhaite mettre en lumière, c’est la vision très lucide d’Andersen sur le genre humain. Sur l’opposition entre le romantisme et le modernisme. Et dans Le Projet Andersen, c’est un Québécois qui se retrouve dans un Paris contemporain… Oui, c’est un auteur en résidence à l’Opéra Garnier, à qui on demande d’adapter La Dryade pour le programme jeunesse de l’Opér a. Il effectue donc des recherches sur Andersen, sur les contes, puis se rend compte que La Dryade n’est pas du tout destinée aux enfants. Une intrigue se noue avec le directeur de l’Opéra, une histoire qui fait écho au côté plus ombragé, plus caché d’Andersen.
Le spectacle nous plonge dans la sexualité très trouble d’Andersen, qui était homosexuel - c’est flagrant quand on lit son Journal - mais qui n’a jamais eu de relation sexuelle avec un homme ou une femme. Il leur écrivait des lettres enflammées, mais n’avait aucun rapport avec eux. Vers la fin de sa vie, il a basculé dans l’observation de la vie sexuelle des autres, allant même jusqu’à payer des prostituées pour les regarder. C’est le grand thème du spectacle. Oui. Andersen assiste, avec l’Exposition universelle, à la fin du romantisme et à la naissance du modernisme. Lui qui a chanté, louangé le monde féerique et onirique du romantisme, se voit plongé dans une ère où il n’a plus sa place. Un monde d’hommes, d’hommes machos même, de machines, de rationalisation. Andersen est profondément romantique ; cette transformation le bouleverse. À cela je rajoute le thème de la masturbation, qui est venu très tôt dans notre processus de travail. Oui, Andersen en parle, à mots couverts, dans son journal ! C’est toujours à la suite d’une rencontre. Il entre chez lui, se masturbe, puis note par un symbole son appréciation de la rencontre. Évidemment, on ne raconte pas aux enfants ce genre d’événements. (…)
Parlez-nous un peu de l’environnement scénique de la pièce.
Ce que j’aime beaucoup avec Ex Machina, c’est que nous nous lançons un défi d’inventer à chaque fois de nouveaux procédés scéniques. C’est l’aboutissement d’une recherche qui vise à faire rencontrer le langage cinématographique et le langage théâtral; pour moi, cependant, ça reste du théâtre.
Au départ, une biographie, puis les contes, puis… les rencontres avec les concepteurs ?
Non, pas tout de suite après. Dans un premier temps je lis, puis je laisse passer du temps. J’essaie de ne jamais mettre en scène ce que j’ai lu comme recherche. C’est une digestion : tu prends le livre, tu le manges. Et tu laisses digérer. Tu ne relis pas, tu n’y repenses pas. Les aspects dignes d’être mis en scène finiront par jaillir, ils s’imposeront tout seuls.
Ça me vient souvent par le dessin. Quand j’ai assez d’éléments formels et thématiques, je réunis l’équipe. On explore en salle de répétition, les improvisations débutent. Pour Le Projet Andersen, je me suis adjoint deux complices, Marie Gignac et Peder Bjurman. J’ai rencontré ce dernier à Stockholm, où il travaillait avec Bergman. (…)"
Y a-t-il des moments où tout ce travail collectif, cette mise en commun de recherches et de propositions vous paraît pesante? La solitude de création ne vous tente jamais?
Elle serait difficile. Les spectacles ont beau s’appeler « spectacles solos », ils sont le fruit d’un travail d’équipe. Et puis mon intérêt pour le théâtre, c’est l’idée de troupe, de gang, de meute. Je ne dis pas que l’idée de revenir à « une lampe une chaise » ne me tente pas par moments, ou le genre des Contes urbains (NDR: Urbi et Orbi, créés par Yvan Bienvenue) que je trouve fantastique. Cela dit, en comparaison avec le Cirque du Soleil, je dirais que Le Projet Andersen présente un certain dépouillement ! (…)
Extraits d’un entretien de Robert Lepage accordé à Olivier Kemeid lors de la création du spectacle en 2005.
1, Place du Trocadéro 75016 Paris