La scène est à Vérone. Valentin et Protée sont deux jeunes nobles liés d'une amitié indéfectible.
Lorsque Valentin part pour Milan, faire ses premiers pas à la cour du Duc et se lancer dans la carrière des honneurs, Protée, au grand reproche de son ami, préfère demeurer à Vérone pour conquérir la belle Julia. C’est lorsqu’il y parvient qu'on l'envoie contre son gré rejoindre Valentin au service du Duc. Il part, ayant échangé avec Julia des gages d'un éternel amour, et retrouve à Milan un Valentin transformé par... l'amour que lui inspire la non-moins belle Silvia, fille du Duc ! Cet amour est partagé, mais Silvia est promise par son père au courtisan Thurio.
Valentin doit donc enlever Silvia et confie à Protée les détails de son entreprise. Mais l'inconstante jeunesse de Protée s'émeut à la vue de Silvia, et celui-ci tombe à son tour amoureux. Emporté par sa passion, Protée décide alors de trahir tout à la fois la confiance de son ami, et la foi donnée à Julia.
Pendant ce temps, Julia, qui ne pouvait vivre sans lui, a quitté Vérone pour venir le retrouver…
Si les Passeurs ont choisi ce texte, c'est tout d'abord parce qu'il est un des premiers, peut-être même le tout premier, qu'écrivit Shakespeare. Il s’agit là d’un texte véritablement programmatique de l'oeuvre entière de son auteur, car il contient en germe les motifs et les matières qui innervent l'écriture et la structure de ses pièces : le sens de l'honneur, tout d'abord, qui entre en conflit avec le sentiment amoureux ; la rivalité née du désir, qui abolit le respect de l'amitié, de la fidélité et de la piété filiale, d’où naît le conflit entre les amis, les sexes et les générations (que l'on retrouve dans Le Songe d'une nuit d'été, ou Roméo et Juliette).
L’on y trouve également, issus de ces tensions, le cas de conscience et la crise identitaire (comme dans nombre de tragédies telles que (Richard II, Richard III ou Hamlet), mais aussi le travestissement, jeu de l'ambiguïté des sexes et de la transgression des fonctions sociales (présent dans La Nuit des Rois, Le Marchand de Venise), ou bien encore le voyage initiatique en ce lieu hors du monde qu'est la forêt, lieu d'inversion et de transgression où le réel se trouble, où s'abolissent les lois (l'on pensera ici à Comme il vous plaira, La Nuit des Rois, Le Songe...) L'on pourrait en évoquer bien d'autres encore.) Il suffira de dire ici que nous considérons ce texte comme la matrice des énergies libérées par l'écriture de Shakespeare, écriture qui porte toutes les marques de la jeunesse.
Car c'est bien de jeunesse dont il s'agit ici, de ses forces et de ses contradictions, lorsque la superficialité est aussi fraîcheur, que la précipitation et l'impatience sont aussi énergie de l'espoir ou du désespoir, que l'infidélité même est un élan de la sincérité. Dans le chaos du monde et de la nature, la frontière se trouble entre vices et vertus. Le drame survient lorsque chaque intention trouve en soi sa limite, mais aussi son dépassement. De l'inconstance de chacun naît le combat contre soi-même, d'où seul pourra surgir, enfin, l'équilibre. Cette jeunesse, c'est la nôtre, celle des comédiens, celle du public, celle de tous, jeunes ou moins jeunes, que nous l'ayons ou non oubliée et laissée derrière nous.
De cette fraîcheur naît, dans l’écriture, c’est-à-dire dans la langue elle-même, une joie du mot qui demeure l’une des caractéristiques fondamentales du style des comédies shakespeariennes : jeux de langage, glissements de sens, passages du fond à la forme, travestissement des intentions… La faconde de Shakespeare s’y retrouve tout entière, dans un constant va-et-vient entre illusion et réalité.
Enfin, dans sa structure même, le texte porte l'empreinte d'une inspiration populaire et spectaculaire propice à l'exaltation des caractères et à l'émergence, par le rire et la spontanéité, des morceaux de bravoure : succession de scènes à deux, alternance et spécularité des scènes entre maîtres et serviteurs, conflits entre générations, poursuite du bonheur qui s'exprime dans le croisement d'intérêts contradictoires d'où naissent d'innombrables accidents qui feront voyager le public de la plus haute tragédie à la comédie la plus truculente ! Nous avons donc une nouvelle fois choisi de confier notre travail au savoir-faire de Carlo Boso, maître en l'art de la commedia dell'arte, qui présente tant de similitudes avec le théâtre de William Shakespeare.
Ce que prône la Compagnie des Passeurs, c’est la transmission de l’esprit dit « festif » des comédies shakespeariennes, dont la sagesse consiste à mêler gravité et légèreté. Il s’agit pour nous d’un passage du texte au jeu, et du jeu au public. Nous croyons que Shakespeare lui parviendra éclairé, sinon d’un jour nouveau, tout au moins d’une couleur inattendue…
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