Un propos métaphorique
Un monde en ébullition
Souvenirs d'un « dimanche sanglant »
Russie, 1905… des intellectuels, des artistes mais aussi le peuple de Gorki, des vagabonds, des marginaux vivent autour de Protassov, un chimiste réputé. Il est la figure d’un progrès qui les emmène vers un monde meilleur, un monde sans violence et sans souffrance, guidé par la raison et la soif de connaissance.
16 personnages et autant de trajectoires : le scientifique expérimente et délaisse sa femme que son peintre d’ami d’enfance tente de séduire. Son ouvrier bat la sienne, finalement emportée par le choléra. Le vétérinaire soigne les bêtes qui valent mieux que les hommes et, puisque la soeur quasi schizophrène du chimiste ne veut pas l’épouser, il se résout à ce qu’Hamlet n’est pas parvenu à accomplir seul. La domestique échappe au trottoir en épousant un vieillard, la vieille bonne regrette avec entêtement le monde de la générale, et le propriétaire capitalise.
La société que dessine Gorki n’est paradoxalement pas structurée par une opposition de classe traditionnelle. Chacun vit enfermé dans une bulle. La relation du chimiste et de son ouvrier résume cette ambiguïté : ils sont les plus lointains et pourtant seuls à se reconnaître. Protassov est un révolutionnaire de la pensée et un incapable des relations humaines et sociales. Lorsqu’on attend un soulèvement aux revendications sociales, on assiste à une émeute grotesque et sauvage.
Gorki brouille les pistes de lecture des Enfants du soleil. La pièce est politique tout en ne résidant pas dans la confrontation sociale mais dans un propos métaphorique ; elle s’ouvre sur une expérience qui déborde lorsqu'elle est en ébullition, et se résume dans cette image : les propos poétiques et politiques sont indissociables, et la scène met l’humanité à l’expérience.
Nouvelle traduction d'André Markowick. Par le Théâtre du Fracas.
Rumeur de pandémie, tensions sociales… les parallèles entre Les Enfants du soleil et l’actualité sont si évidents qu’il nous paraît nécessaire, impératif d’interroger notre monde avec cette pièce.À tous les niveaux, politique, social et philosophique, Les Enfants du soleil nous poussent à poser la question inépuisable, la question mère du théâtre : Qu’est-ce que ça veut dire de vivre ensemble ?
J’entends souvent des comparaisons entre Gorki et Tchekhov. Mais si les univers des deux auteurs se ressemblent, la structure, le ton et les modes de relation des Enfants du soleil sont radicalement différents de ce que l'on trouve dans les pièces de Tchekhov. Brutalité, confrontation, urgence : à l’image de Protassov le chimiste, qui travaille sur l’acide cyanhydrique, si Tchekhov est dans l’érosion, Gorki est dans le corrosif.
À pièce corrosive… mise en scène explosive !
« Il ne faut pas que ça bouille ! » Tout l’acte I est tenu par cet enjeu, faire chauffer sans que ça explose… Impossible ! Non seulement ça bout, mais ça tourne à l’aigre. Les vapeurs, les fumées de l’expérience du chimiste balisent la pièce (samovar qui « bouille », poêle qui fume, Protassov qui « disparaît comme la fumée… »), comme si, à aucun moment, les tubes à essai ne cessaient de se mettre en ébullition et de déborder en vapeurs nauséabondes.
Un des axes principaux de la direction d’acteurs sera de faire jouer la pièce comme du lait sur le feu, sans répits ni assoupissements. Pas de temps pour l’introspection, ça jaillit à un rythme effréné : on ne maîtrise rien, on est en retard sur l’événement : ce qui constitue un moteur à la fois burlesque et tragique.
L’écriture de Gorki est certes quotidienne et réaliste mais abrupte, tout en ruptures. Elle est faite de chocs et de heurts, rythmée par une succession de mini conflits qui se forment puis éclatent.
À l’écriture du bouillonnement répond une est hétique du « précipitié ».
Trois groupes sociaux sont représentés : une élite aristocratique, une bourgeoisie marchande et un peuple ouvrier et vagabond. Ces trois groupes sont séparés par des frontières invisibles mais bien solides. Avec la bulle comme métaphore des rapports sociaux, on est dans l’illusion de la frontière, on se croit protégé, mais on est vulnérable.
J’accentue ce climat prérévolutionnaire en montrant un monde en ébullition.
La mise en scène repose sur cette double métaphore : la bulle comme structure sociale et l’ébullition comme esthétique prérévolutionnaire. J’utilise des parois de plexiglas et de tulle pour rendre cette double sensation propre à la bulle : la protection et la vulnérabilité.
La pièce se déroule sur quatre jours, avec une évolution notable de la météo (évoquée dès le titre). Là encore, les frontières sont ramenées à leur statut illusoire, le soleil devient lui aussi un principe religieux (un Dieu vengeur ?) qui crée, nourrit et détruit. Je travaillerai sur la présence constante de ces éléments : dans les actes 1 et 2, beaux jours d’été, dans l’acte III, pluie, vent tempête, orage et, dans l’acte IV, de nouveau un beau soleil, mais qui finit par aveugler et brûler ses enfants. Dans ce décor calciné, Liza lit les poèmes dédiés à son amant mort.
Côme de Bellescize
Lorsque Maxime Gorki écrit Les Enfants du soleil, sa quatrième pièce, il est un écrivain fabuleusement connu, en Russie, pour ses récits mettant en scène des va-nu-pieds, pour trois pièces dans lesquelles il semble s’inscrire, à sa façon, dans les traces de Tchékhov, et pour le soutien qu’il apporte au mouvement révolutionnaire, alors très minoritaire.
Le 22 janvier 1905, la police tsariste tire sur une manifestation ouvrière pacifique et tue cent trente personnes : c’est le « dimanche sanglant ». Aussitôt, Gorki proteste contre ce massacre, en lançant un « Appel à tous les citoyens russes et à l’opinion publique européenne ». Cela lui vaut d’être incarcéré dans la forteresse Pierre et Paul où il rédige Les Enfants du soleil. Les souvenirs de ce « dimanche sanglant » sont perceptibles dans les angoisses de Liza, la soeur du héros : elle sent la haine monter, redoute les foules et le rouge, et annonce que « là où le sang a été versé, les fleurs ne pousseront jamais ».
La pièce est jouée dès octobre 1905, à Saint-Pétersbourg puis à Moscou. L’accueil est d’autant plus enthousiaste que la Russie vient de traverser plusieurs mois de grèves et d’émeutes, et qu’une semaine avant la première, le pouvoir tsariste a été contraint de concéder, dans un Manifeste, des libertés civiles et politiques substantielles.
En apparence, la pièce est « tchékhovienne » : des représentants de l’intelligentsia se côtoient dans une maison pleine de livres. Ils discutent, cherchent un sens à leur vie, s’aiment, ne s’aiment plus, souffrent et explosent. Surtout, ils rêvent que la révolution, la science et le progrès permettent à l’humanité d’aller vers le soleil et la liberté. Mais la pièce prévient aussi – peut-être à l’insu de l’auteur – des dangers de la révolution. Protassov, un chimiste idéaliste, semble vouloir « créer un être vivant » et, en incarnant ce qui est aussi un projet politique, il annonce les chercheurs, décrits par Boulgakov dans les années 20. En outre, Gorki dépeint les paysans russes comme une force brutale, capable de la violence la plus absurde : il le montrait déjà dans son récit Pogrome, écrit en 1901, et développera cette conception, en 1922, dans le texte Sur la paysannerie russe. Dans Les Enfants du soleil, l’écrivain se montre, en revanche, moins critique et moins caricatural à l’égard de l’intelligentsia russe qu’il ne l’était dans Les Estivants. Pour lui, cette intelligentsia est, dans l’ensemble, mue par les meilleurs sentiments, mais elle ne comprend pas son propre peuple. Autour d’elle, des personnages, pas foncièrement antipathiques, cherchent avant tout à s’enrichir et croient pouvoir acheter tout et tout le monde.
Et si tout le drame de la Russie du XXe siècle était ainsi annoncé ? Dans la méfiance que le futur chantre du réalisme socialiste manifeste pour ce peuple au nom duquel la révolution sera censée se faire ?
Cécile Vaissié, Professeur des Universités en études russes et soviétiques, Université Rennes II
8, avenue Dolivet 92260 Fontenay-aux-Roses
Voiture : N 20 depuis porte d'Orléans - sortir à Bagneux.