À lire Les Marchands, qui date de 2006, on pourrait ne pas se douter qu’il s’agit d’une tentative théâtrale tout à fait singulière. La pièce est présentée dans un espace frontal classique, boîte à trois pans assez neutre pour accueillir les différents lieux distingués par le récit – appartements, paliers, usine. L’histoire convoque une dizaine de personnages et se laisse suivre sans difficulté. Il est question d'aliénation au quotidien, du temps trop vide ou trop plein selon que l’on a ou non un emploi. Aucun nom propre n’est prononcé, sauf celui de l’entité dont tout dépend : Norscilor, l’entreprise phare de la région. D’un côté, une femme au chômage qui n’a « pas tout à fait le sens des réalités » ; de l’autre, son amie, qui travaille beaucoup malgré ses douleurs au dos. La bizarrerie croissante et parfois contagieuse de l’une, la souffrance puis l'angoisse de l’autre, qui va se trouver confrontée à la perspective de perdre son poste, ne sont que deux des lignes suivant lesquelles sont relatés la banalité apparente de quelques existences anonymes, la part d'irrationnel qui semble parfois les imprégner, puis l'irruption d'un fait divers tragique et ses répercussions dans les consciences.
Tout le spectacle repose sur une étonnante dissociation entre déroulement visuel et bande sonore. L’essentiel du texte est porté une voix unique, celle de l'employée de Norscilor, qui s’identifie dès ses premières phrases : « c’est moi que vous voyez là, / voilà là c’est moi qui me lève » – et de fait, l’on voit l’une des deux silhouettes présentes en scène se lever au même instant. Telle est la seule garantie qui nous est offerte de la véracité de la narratrice, voire de son identité. Il nous faut la croire sur parole, en vertu d’une certaine coïncidence entre ce qu’elle nous fait entendre et ce qui nous est donné à voir. Mais le statut des images, leur origine, n’est jamais précisé. Quant au point présent d’où cette femme parle, nous l'ignorons. Les visions et la parole s'entre-accompagnent comme les pièces d'un puzzle, sans nécessairement s'ajuster. Les unes n’ont pas d’existence hors de l’autre.
Dans ce théâtre narratif et muet dont le témoin omniprésent ne cesse de se dérober, tout est affaire de croyance, de créance, de crédit. Et la frontière entre présent et mémoire, entre récit consciemment reconstruit et surgissement hallucinatoire d'affects inconscients, se fait étrangement incertaine, ouvrant sur des versants intimes inaccessibles par d'autres voies.
Par la Compagnie Louis Brouillard.
« Est-ce que tu reconnais aussi que tout ce que tu nous as dit ce soir est complètement fou que ça ne tient pas debout, que c'est insensé, est-ce que tu le reconnais ? Oui. »
à quoi pourrait bien servir notre temps nous dit-il si nous ne l'occupions pas principalement par le travail ? Car notre temps sans le travail ne serait rien, ne servirait à rien même. Nous nous en apercevons bien lorsque nous cessons de travailler. Nous sommes tristes. Nous nous ennuyons. Et nous tombons malades. Oui. Le travail est un droit mais c'est aussi un besoin, pour tous les hommes. C'est même notre commerce à tous. Car c'est par cela que nous vivons. Nous sommes pareils à des commerçants, des marchands. Nous vendons notre travail. Nous vendons notre temps. Ce que nous avons de plus précieux. Notre temps de vie. Notre vie. Nous sommes des marchands de notre vie.
Joël Pommerat : Les Marchands (Actes Sud-Papiers, 2006, pp. 31-32),
Place de l'Odéon 75006 Paris