Les paravents

Nanterre (92)
du 6 janvier au 4 février 2001

Les paravents

CLASSIQUE Terminé

" Jean Genet est un des rares auteurs qui n’ont pas peur du mal, qui ne craignent pas de nous mener dans son pays, le pays du monstre. Il le fait avec une telle élégance, une telle grâce, que cette confrontation avec le monstre n’est jamais complaisante. " Bernard Bloch

Les paravents ou comment faire sa fête à la mort
La pièce
La représentation idéale selon Genet
Première lettre de Jean Genet à Roger Blin au début des répétitions des Paravents à l'Odéon.
« Ma vie visible ne fut que feintes bien masquées »
D'après Albert Dichy (La Chronologie)

Les paravents ou comment faire sa fête à la mort

Jean Genet est un de ces rares auteurs qui n’ont pas peur du mal, qui ne craignent pas de nous mener dans son pays, le pays du monstre. Mais il le fait avec une telle élégance, une telle grâce, que cette confrontation avec le Mal, notre Mal, n'est jamais complaisante, jamais morbide, et que le scandale (car scandale il y a, il y a eu et il y aura), n'est jamais destructeur. Un scandale peut détruire quand il est voulu, quand on cherche à choquer pour choquer, pour mettre mal à l'aise. Chez Genet, sa langue, ses thèmes, ses situations, ses personnages, tout est authentique, tout sonne juste parce que tout vient de lui et de son rapport au monde. Il ne méprise rien, ni personne comme il ne fait de rien ni de personne un modèle ou un héros. Il n'est pas amoral, il est sans idéologie. Il n'illustre pas ce qu'il croit, il transmet ce qu'il sent. Et puis cette langue, le français, il l'aime comme on aime une maîtresse. Il la désire. Et ce d'autant plus qu'il méprise ce qu'elle représente : cette France symbolique, immuable, immobile, tutélaire et hiérarchisée : la France du drapeau, du droit du sang et du bas de laine, la France bien-pensante et peureuse qui exclut ses faibles et vomit ses déviants. La France qui met le désir en prison. Cette France, métaphore de toutes ces entités: (états, nations, oligarchies, idéologies ou religions) qui ailleurs décapitent les têtes qui dépassent et font taire les corps en transe.

La pièce

La pièce montre plutôt qu'elle ne raconte. L’anecdote est absente, le tragique et l'épique omniprésents, la psychologie jetée aux oubliettes, comme le cadavre du Général "qui roule au fond des temps" par dessus l'épaule du lieutenant.

La pièce donc nous montre ceci : une famille traverse l'Histoire : la famille des orties (selon le titre du beau livre de B-M. Koltès et F. Regnault consacré aux Paravents montés par Patrice Chéreau à Nanterre, il y a 16 ans). Mais quelle famille !

C'est une famille pouilleuse, misérable, coriace et insolente. De la mauvaise herbe qu'aucun plan social, qu'aucune politique de la ville ne parviendra jamais à intégrer dans quelque société policée que ce soit, fût-elle révolutionnaire. Cette famille donc, dont les membres (mère, fils et la bru la plus laide du monde) se détestent autant qu'ils s'aiment, (car ils s'aiment tels qu'ils sont et non tels qu'ils se rêvent), cette famille erre de larcins en petits boulots, d'actes héroïques involontaires en traîtrises magnifiques dans l'Algérie des années 50. Dans l'Algérie du début de la révolte, de la guerre et jusqu'à la victoire finale des "opprimés".

On y voit des colons, si doux, si paternels avec leurs ouvriers ; ces pieds-noirs pathétiques, plus humains qu'humains, amoureux de cette terre qui est somme toute devenue la leur et qu'il leur faudra quitter. On y voit des putains de tous âges et origines, magnifiques figures exhalant une féminité dévorante et rageuse, que leur haine pour les légionnaires qui les baisent rend plus désirables encore.

On y voit des mères (la pièce devait d'abord s'intituler "Les Mères") qui comme les mères des corons du Nord, de la guerre d'Irlande ou comme les folles de la Place de mai, sont le ferment et la passion de la révolte tout en étant celles qui ont le plus à y perdre car elles sacrifient leurs enfants et leurs hommes.

On y voit des soldats, ceux de l'armée française ou plus précisément de la légion étrangère (la France se battra jusqu'au dernier légionnaire !), Général, lieutenant, sergent ou hommes de troupe englués dans le discours cocardier, fascinés par la beauté de l'uniforme (ou par le guerrier qui le porte) et embringués, éternelle viande à canon, dans une guerre qui n'est pas la leur.

On y voit des morts enfin, tous ceux qui précèdent, putes ou femmes "honnêtes", arabes ou français, colons ou militaires : morts. Enfin libres des discours et des images qui les encarcanaient, "tels qu'en eux-mêmes enfin l'éternité les change". Des morts bien vivants car c'est la force du théâtre de rendre la vie aux morts, et qui débattent avec ceux qui restent de la marche à suivre après la victoire.

Ces morts-là, les morts selon Genet, sont sans doute les vivants que nous devrions aspirer à être : des hommes et des femmes libres. Et ils nous posent cette question : A qui appartient le monde ? A ceux qui sont morts pour lui ou à ceux qui survivent, fussent-ils des traîtres ?

Car le "héros", Saïd, est un traître. Un misérable dont la grandeur ne tient qu'à sa volonté de vivre. Un petit tas d'ordures qui, incarnant la trahison ou plutôt la tentation de la trahison, ouvre une faille. C'est par cette faille que peut s'écouler la vie. Une cause, la plus juste soit-elle, a besoin de cette faille, pour que passe la critique, la déviance, le doute. Cette faille, cette impureté, c'est la seule antidote à la pensée totale, à l'intégrisme, à l'éradication des têtes qui dépassent, et des poètes, que les révolutions les plus légitimes poussent parfois au suicide. "Je crains par dessus tout les opprimés qui triomphent" disait Itzakh Peretz.

Genet voulait d'abord l'appeler "Les Mères" ou "Saïd" ou "ça boue encore". Alors, que cache ou que révèle ce titre "Les Paravents" ? Sans doute que ni les personnages, ni la fable n'en sont le centre, ni même l'Histoire avec un grand H ; d'où ce malentendu fondateur qui fait prendre cette pièce pour ce qu'elle n'est pas : une pièce sur la guerre d'Algérie.

Non, le centre de cette pièce n'existe pas, et ce n'est même pas l'homme, au sens humaniste du mot qui en constitue le noyau. A cet égard, elle est d'ailleurs diablement copernicienne et Galilée, Brecht, Heiner Müller y retrouvent leurs petits.

Et si centre il y a, ce serait un centre bien vague, bien mouvant, diabolique en diable, ce serait le désir ? ou la poésie ? ou la ligne mouvante qui sépare le bien du mal ou la mort de la vie ?

Bernard Bloch

La représentation idéale selon Genet

Aucune joliesse. Aucune attitude, aucun geste de tout repos. Aucun naturel feint. Montrer par des procédés insolites ce qui passe inaperçu d'habitude.

Inventer. Pour les maquillages, les costumes, les décors, faire appel au délire, à la folie, pas à la raison, pas à l'observation.

Que les acteurs soient d'une beauté fulgurante. Qu'ils soient baignés dans une lumière intense qui ne leur permette pas un seul instant de faiblesse.

L'abjection doit émerveiller, étonner, par son élégance et sa force d'évidence.

Que les spectateurs, dans une lumière aveuglante comme une banquise, ne soient jamais rassurés.

Qu'il n'y ait qu'une seule représentation et six mois de répétitions, ou à la rigueur une série de cinq représentations qui constituent une « approche » de la pièce. Que cet événement impose une déflagration poétique illuminant le monde de la mort et le monde des vivants.

Voilà où réside la contradiction insoluble : Genet multiplie les indications de jeu pour une pièce qu'il ne veut pas qu'on joue en tant que pièce. II rêve de transformer cette matière théâtrale en cérémonie et de l'offrir à un au-delà, dont ni acteurs ni spectateurs n'ont conscience. II manifestait déjà cette préoccupation dans L'Atelier de Giacometti.

L’œuvre d'art n'est pas destinée aux générations enfants. Elle est offerte à l'innombrable peuple des morts. Qui l'agréent. Ou la refusent (. . .) pour les morts, c'est aussi afin que cette foule innombrable voie enfin ce qu'elle n'a pas pu voir quand elle était vivante, debout sur ses os. II faut donc un art ? non fluide, très dur au contraire ? mais doué du pouvoir étrange de pénétrer ce domaine de la mort, de suinter peut-être à travers les murs poreux du royaume des ombres. (46)

En quelque sorte, les vivants n'ont droit qu'au reflet de la représentation, de l'événement cérémoniel. Genet, spectateur privilégié, voudrait qu'on lui offre davantage : un théâtre créateur, plus fort que la vie, rejoignant la mort.

(46) ce paragraphe est rédigé d'après les lettres à R. Blin et remarques aux répétitions.

Extrait tiré du livre « les voies de la création théâtrale »
« Les Paravents » de Jean Genet
par Odette Aslan - 1972
Janvier 1966

Première lettre de Jean Genet à Roger Blin au début des répétitions des Paravents à l'Odéon.

Mon cher Roger,

Tous les vivants, ni tous les morts, ni les vivants futurs ne pourront voir Les Paravents. La totalité humaine en sera privée : voilà ce qui ressemble à quelque chose qui serait un absolu. Le monde a vécu sans eux, il vivra pareil. Le hasard permettra une rencontre aléatoire entre quelques milliers de Parisiens, et la pièce. Afin que cet événement ? la ou les représentations ?, sans troubler l'ordre du monde, impose là une déflagration poétique, agissant sur quelques milliers de Parisiens, je voudrais qu'elle soit si forte et si dense qu'elle illumine, par ses prolongements, le monde des morts* ? des milliards de milliards ? et celui des vivants qui viendront (mais c'est moins important).

Je vous dis cela parce que la fête, si limitée dans le temps et l'espace, apparemment destinée à quelques spectateurs, sera d'une telle gravité qu'elle sera aussi destinée aux morts. Personne ne doit être écarté ou privé de la fête : il faut qu'elle soit si belle que les morts aussi la devinent, et qu'ils en rougissent. Si vous réalisez les Paravents, vous devez aller toujours dans le sens de la fête unique, et très loin en elle. Tout doit être réuni afin de crever ce qui nous sépare des morts. Tout faire pour que nous ayons le sentiment d'avoir travaillé pour eux et d'avoir réussi.

Il faut donc entraîner les comédiens et les comédiennes, dans leurs profondeurs les plus secrètes ? pas dans leur finesse ; leur faire accepter des démarches difficiles, des gestes admirables mais sans rapport avec ceux qu'ils ont dans la vie. Si nous opposons la vie à la scène, c'est que nous pressentons que la scène est un lieu voisin de la mort, où toutes les libertés sont possibles. La voix des acteurs viendra d'ailleurs que du larynx : c'est une musique difficile à trouver. Leurs maquillages, en les rendant "autres", leur permettront toutes les audaces : cessant d'avoir une responsabilité sociale, ils en auront une autre, à l'égard d'un autre Ordre.

(…)

* Ou plus justement de la mort.

« Ma vie visible ne fut que feintes bien masquées »

Jean Genet est né en 1910. Enfant de l'Assistance, il fera l'objet de « placements » dont il fuguera au sortir de l'enfance jusqu'à sa détention à la Colonie pénitencière de Mettray, un « bagne d'enfants » où il restera jusqu'à ses 18 ans et connaîtra ses premières expériences homosexuelles. Puis, déserteur de l'armée, il vit des années de « dérive vagabonde » à travers l'Europe. Muni de papiers falsifiés, il ira d'expulsions en prisons ou en assignations à résidence. Rentré en France, il fera plusieurs séjours en prison pour vols à l'étalage, essentiellement de livres... A la prison de la Santé, il écrit à 32 ans son premier roman : Notre-Dame des Fleurs. A Fresnes, il compose Le Condamné à mort. Cocteau, qui le prend sous sa « protection », fait éditer clandestinement en 1943 Notre-Dame des Fleurs chez Denoël et Moribien, lui trouve un avocat qui le présente au tribunal comme « le plus grand écrivain de l'époque moderne » . II commence Le Miracle de la Rose, transposition de ses années de prison. II écrit en 1945 Pompes funèbres à la mémoire d'un amant tué aux combats. Puis Querelle de Brest et un recueil de poèmes, Chants secrets. En 1946 paraît Le Journal du voleur. L'année suivante, il réécrit Haute surveillance, sa première pièce, puis Louis Jouvet créé Les Bonnes à l'Athénée en 1947. En 1948, c'est l'écriture de Splendid's, qu'il renonce à faire jouer de son vivant, et un texte radiophonique, L'Enfant criminel, dont la diffusion sera interdite. Une grâce présidentielle pour ce qui lui restait à purger des ses différentes peines le coupera du monde des prisons et de la délinquance. « une fois libre, j'étais perdu ». Sartre écrit une monumentale préface ? Saint Genet comédien et martyr ? à l'édition des oeuvres complètes de Genet.

Après plusieurs années de brusque silence (sauf Un Chant d'amour, un court métrage d'une grande beauté qu'il tourne en 1950 et deux scénarios Rêves interdits et Le Bagne), il ne réécrit pour le théâtre qu'à partir de 1955 : Le Balcon (créée à Londres en 1956 par Peter Zadeck et à Paris en 1960 par Peter Brook), Les Nègres (créée par Roger Blin en 1959) et Les Paravents (créée par Roger Blin en 1966). Chacune de ces trois pièces sera réécrite trois ou quatre fois dans les années suivantes. II projette une immense œuvre théâtrale, constituée d'un cycle de sept pièces intitulé La Mort.

Vers la fin des années 60 et dans une partie des année 70, il soutiendra activement des causes politiques : les travailleurs immigrés, les Panthères Noires aux Etats-Unis, les Palestiniens en Jordanie. Témoin en 1982 à Beyrouth des massacres des camps palestiniens de Sabra et Chatila, il écrit Quatre heures à Chatila dans la Revue d'études palestinienne. Puis en 1985, il achève la rédaction d'Un Captif amoureux, livre-somme de ses notes accumulées pendant treize ans sur ses séjours en Jordanie et aux Etats-Unis. II meurt un mois avant la parution du livre en 1986.

D'après Albert Dichy (La Chronologie)

« Il y a des vérités qui ne doivent jamais être appliquées. C’est celles-là qu’il faut faire vivre par le chant qu’elles ont devenues. Vivre le chant ! » Jean Genet – extrait des Paravents – 16ème tableau

« Si j’avais pensé que la pièce puisse être jouée, je l’aurais faite plus belle, ou ratée complètement » Jean Genet – Lettres à Roger Blin

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Nanterre - Amandiers
7, av. Pablo Picasso 92000 Nanterre
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