Un traité politique
Les « Petites lettres »
Du politique au théâtre
On connaît surtout Pascal comme l’auteur des Pensées - ouvrage posthume, reconstitué après la mort de l’auteur à partir de ses notes. Mais pour ses contemporains du XVIIe siècle, le livre de Pascal qui eut le plus grand retentissement ce sont Les Provinciales. À l’époque, cet ouvrage écrit sous la forme de lettres adressées « à un provincial par un de ses amis » suscita un intérêt immense et ce d’autant plus qu’il parut d’abord sous forme de feuilleton avant d’être réuni en un seul volume.
Il s’agit d’un pamphlet admirablement tourné quant au style et à l’humour, dans lequel Pascal, protégé par un pseudonyme, s’attaque aux positions des jésuites. Rien d’étonnant, du coup, si à propos de ces récits plein d’ironie où l’auteur dialogue avec des pères jésuites, Racine a pu parler de comédie. Plus tard, Chateaubriand y verra le « modèle de la plus parfaite plaisanterie comme du raisonnement le plus fort ».
Certes, les querelles théologiques entre jésuites et jansénistes concernant la grâce « nécessaire ou suffisante » qui enflammaient les contemporains de Pascal, sont aujourd’hui bien loin de nous. Aussi, ce que s’attache à montrer Bruno Bayen en abordant ce grand classique du XVIIe siècle, c’est à quel point l’intérêt de ces lettres tient d’abord à ce qu’elles nous apprennent sur le plan politique, et notamment de la lutte pour le pouvoir. Il met ainsi en scène les différentes parties en jeu dans ce combat qui passe d’abord par les mots.
Car il voit dans Les Provinciales « une sorte de traité assez pratique sur l’usage du langage dans la politique, ou comment, quand on veut conquérir le monde, il faut manier la vérité ». Louis XIV ne s’y était pas trompé puisqu’il fit détruire l’ouvrage en 1660. Ce qui n’a pas empêché Les Provinciales de parvenir jusqu’à nous. Avec la complicité de Louis-Charles Sirjacq, Bruno Bayen a adapté le texte pour la scène. Auteur dramatique, romancier, essayiste, metteur en scène, Bruno Bayen a une longue histoire avec le Théâtre National de Chaillot où il montait déjà en 1974 La Mort de Danton de George Büchner et plus récemment, en 2003, un fort plaisant Plaidoyer en faveur des larmes d’Héraclite. Les Provinciales sera le sixième spectacle qu’il y créera.
Hugues Le Tanneur
Adaptation de Bruno Bayen et Louis-Charles Sirjacq.
Le texte de la pièce publié par L'Avant-scène théâtre, n°1233, déc. 2007
Les « Petites lettres », comme disait Madame de Sévigné, n’étaient-elles pas dès leur époque considérées comme un modèle de comédie, au moins pour la moitié d’entres elles, présentées sous forme de dialogue ? Les Provinciales n’ont, je crois, jamais été représentées en France. Tout y est matière à théâtre, les conversations avec le jésuite, où le comique est poussé jusqu’à l’absurde, l’anonymat-pseudonymat de leur auteur signant E.A.A.B.P.A.F.D.E.P - la censure et les interdits dont elles ont fait l’objet, leur violence pamphlétaire, les circonstances de leur publication, et jusqu’au miracle de la Sainte Épine - que Racine racontera plus tard.
Certes les débats sur la grâce, efficace ou suffisante, où il arrive à Pascal de se perdre lui-même, sont pour nous du japonais. Mais peut-être tout comme certains scandales politico-financiers d’aujourd’hui pour la plupart des citoyens. Derrière les discussions théologiques, Pascal dénonce le montage d’un complot contre les jansénistes de Port-Royal et leur représentant en Sorbonne M. Arnauld. « Cette proposition serait catholique dans une autre bouche ; ce n’est que dans Monsieur Arnauld que l’a Sorbonne l’a condamnée. » C’est bien cette enquête sur le complot qui pousse Pascal à interroger un jésuite sur la morale et la casuistique.
La trame théologique, apparemment obscure, est éclairée par l’autre, la discussion morale sur des sujets évidents pour tout le monde : le vol, le meurtre, le duel, l’usure… Comme un « autre journal », Les Provinciales expliquent le vide de ce qu’on ne comprend pas pour ensuite montrer à quel prix on conquiert le monde, comme les jésuites prétendent le faire. Si elles peuvent toucher un public large, c’est qu’elles définissent, caractérisent ce que sont, seront, ce que nous vivons comme les médias. Étaient-ils à gauche les défenseurs du jansénisme et les jésuites à droite ? Étaient-ils intégristes les jansénistes et les jésuites nous en ont-ils libérés ? Totalement modernes dans l’écriture, Les Provinciales pour bien des écrivains chrétiens du siècle dernier (Claudel, Mauriac) sont l’oeuvre d’un champion de la littérature et un danger pour l’Église. S’ils ont raison, cette contradiction même, le théâtre la recevra comme un bienfait.
Bruno Bayen
C’est la première fois en France que Les Provinciales de Pascal, dont on connaît l’influence littéraire, religieuse et politique dans l’histoire, sont le matériau d’une oeuvre dramatique coécrite par Bruno Bayen et Louis-Charles Sirjacq.
L’Avant-scène théâtre : Comment avez-vous eu l’idée de porter à la scène des textes de
Pascal qui ne lui étaient pas destinés ?
Bruno Bayen : On a dit à l’époque de la publication des Provinciales qu’elles avaient
l’apparence - notamment les dix premières, qui sont dialoguées - de petites comédies.
On a aussi beaucoup dit à quel point Pascal était « acteur », dans la variété et la richesse
de ses styles.
Louis-Charles Sirjacq : Il y a quelque chose de jeune dans les Provinciales. Pascal lui-même,
quand il écrivit les lettres, était un homme de trente-trois ans, en prise directe
avec la réalité de son temps, un peu comme un journaliste.
B. B. : Derrière les Provinciales, il s’agit d’une affaire de complot, de révolte, orchestrée
par de jeunes gens assez turbulents, et ce mouvement a donné naissance à une certaine
forme de gauche intellectuelle française, qu’on retrouvera jusqu'à la Révolution, et qui
conteste la monarchie de droit divin.
AST : Comment des lettres sont-elle devenues théâtre, sous vos deux plumes ?
B. B. : Pascal lui-même a composé ces lettres par collage, en assemblant des citations
des jésuites. Il est important de noter qu’il s’agit là d’une oeuvre en fragments, qui n’a
pas été pensée dans son ensemble, mais qui s’est élaborée peu à peu, en objection aux
réponses des jésuites. Nous avons en quelque sorte épousé la technique de Pascal, en
prenant comme trame de fond le discours des dix premières lettres, mais en réintégrant
des éléments des huit suivantes, où il s’adresse directement au jésuite sans dialoguer.
En réalité, nous n’avons absolument pas cherché à adapter au théâtre un autre genre
littéraire, ce qui personnellement, ne me convainc pas. Mais nous avons rassemblé entre
nos mains une matière à partir de laquelle il a fallu écrire un véritable texte en coupant et
collant de véritables emprunts à Pascal et à d’autres, Racine pour le récit du miracle de la
Sainte-Épine (et la Lettre du catéchisme des jésuites) reproduit in extenso et La Fontaine
pour les poèmes en chansons. Et je crois que d’avoir travaillé à deux nous a prémunis
contre toute tentation d’« adaptation ».
AST : Comment s’est organisé votre travail sur le texte représenté ?
L.-C. S. : Nous avons chacun beaucoup lu, nous nous sommes beaucoup documentés.
Mais c’est la chronologie même des Provinciales qui nous a fourni le plan, car elles
glissent peu à peu du terrain théologique à celui de la morale. Cette évolution est
d’ailleurs ce qui fait toute l’intelligence de Pascal, et qui donne une véritable portée à
ses lettres. En quittant les problèmes strictement théologiques auxquels on ne
comprenait déjà pas grand-chose (comme le pouvoir prochain, la grâce efficace…) pour
passer à la morale, Pascal s’est retrouvé en terrain plus familier et a donné à son oeuvre
une audience beaucoup plus grande, tout en éclairant a posteriori la première partie
consacrée à la théologie. Pour établir un texte susceptible de pouvoir être représenté,
nous avons ensuite inventé des personnages : le jésuite et l’auteur des lettres, qui,
précisons-le, n’est pas Pascal, mais un « anonyme ».
B. B. : Cet auteur des lettres est sans doute moins naïf que chez Pascal, qui, lui, peut se
permettre des apartés et des commentaires, ce qui est plus difficile au théâtre. Il fallait
que le jésuite soit plus malin que le sien, pour être plus dangereux.
AST : Pourquoi avez-vous inventé les autres personnages, qui, eux, n’existent nullement
dans les Provinciales, comme l’imprimeur, la bonne, une aristocrate ?
B. B. : La présence de l’imprimerie est bien sûr faite pour nous rappeler sans cesse le
pouvoir des médias. Mais il nous paraissait aussi très important de pouvoir raconter,
dans notre texte, à la fois un contenu et une histoire politique. Les attaques contre les
jésuites ont vite pris l’ampleur d’une attaque contre l’Église en général, et son rôle dans
la société, à tel point que l’anticléricalisme français s’est nourri des Provinciales, et que
le livre de Pascal était encore à l’index au Canada il y a vingt-cinq ans !
L.-C. S. : C’est aussi pour cette raison que nous avons introduit ce personnage de la
marquise, qui donne la portée de l’événement mondain que fut cette querelle des
Provinciales.
AST : Comment vous y prenez-vous pour faire entendre, sur une scène, un texte d’une
grande complexité conceptuelle ?
L.-C. S. : D’abord, nous avons cherché à restituer, dans nos dialogues, la musique et la
langue de Pascal, qui est une porte d’entrée sur le sens. Nous avons introduit aussi
quelques scènes de comédie.
B. B. : Il a d’abord fallu s’approprier le contexte et les lieux concernés par les
Provinciales. Les comédiens et nous-mêmes sommes allés à Port-Royal-des-Champs, qui
reste un lieu très particulier, très solitaire. Ensuite, nous avons mené un travail
d’orchestration des voix, au début des répétitions.
L.-C. S. : Cela nous a aussi permis de nous rendre compte à quel point certaines notions
et certains termes de l’éducation religieuse manquent aujourd'hui à une partie du public.
B. B. : En même temps, si vous donniez à entendre à une jeune génération les débats
entre trotskystes et maoïstes des années 1968, cela ne leur serait pas nécessairement
beaucoup plus explicite !
AST : Comment avez-vous envisagé la mise en scène et la scénographie ?
B. B. : La pièce doit fonctionner comme un jeu. Le décor est une sorte de mobile, jeu
d’inventeur ou jeu d’enfant : mobile avec des meubles chez le jésuite, avec des papiers
dans l’imprimerie, avec des lanternes et des feuilles d’arbres pour la troisième partie, le
miracle de la Sainte-Épine.
L.-C. S. : D’ailleurs, de quoi parle la pièce avec le jésuite ? Du meurtre, du mensonge, de
la trahison, du sexe, de l’évolution des lois et de la morale.
B. B. : Ce qui nous parle directement ici, c’est que la loi, chez les jésuites comme dans
nos démocraties modernes, est devenue une véritable casuistique, s’appliquant au cas
par cas.
L.-C. S. : Et les jésuites parlent de cette adaptabilité au nom du plus grand nombre, dans
un souci universaliste presque démocratique, en tout cas démagogique.
B. B. : Les Provinciales nous posent aujourd’hui la question suivante : à quel prix de
contorsion de vérité le pouvoir de ceux qui prétendent parler au plus grand nombre peut-il
s’imposer au monde ?
Propos recueillis par Olivier Celik de l’Avant-scène théâtre.
1, Place du Trocadéro 75016 Paris