Maître obscur

Dans le cadre du Festival d’Automne 2024

• De l'homme à la machine

Kurō Tanino reprend le thème de The Dark Master. Dans cette nouvelle création, le metteur en scène japonais pousse encore plus loin la réflexion sur l’emprise et la manipulation des consciences, sans jamais se départir d’un humour qui confine parfois au burlesque.

Ce nouveau spectacle a pour cadre un établissement contrôlé par une Intelligence Artificielle solitaire qui cherche en vain à imiter les capacités cognitives des êtres humains. Dans un appartement au style années 70, cinq pensionnaires participent à un programme de réadaptation à la vie quotidienne. Une voix les guide à faire des choses aussi banales que boire un café, danser, nettoyer la cuisine ou cuire un steak. Progressivement, un quotidien naît, les relations se font plus personnelles, les rapports plus intimes et l’atmosphère plus troublante. À la fois bienveillante et inquiétante, l’Intelligence Artificielle endosse le rôle principal dans un spectacle qui révèle les paradoxes de notre condition humaine.

Dans un ingénieux dispositif sonore et vidéo, Kurō Tanino interroge la dimension politique et sociétale de ces nouvelles technologies. Pièce de science-fiction, dystopie ou conte philosophique ?

• Note d'Intention

La domination est un sujet qui inspire les écrivains depuis longtemps.

Cet intérêt a donné naissance à quantité d’histoires, très variées, certaines qui glacent le sang, d’autres qui font rire.

Dans 1984 de George Orwell, Big Brother exerce sa domination sur la population au moyen d’une surveillance totale, en contrôlant le langage, en le manipulant avec des slogans. En toile de fond de l’œuvre, on devine le spectre de la seconde guerre mondiale et de l’Allemagne nazie.

En 2000, dans leur manga Dark Master, Caribu Marley et Haruki Izumi ne figurent pas la domination sous les traits d’un personnage tel que Big Brother mais d’un
autre genre de laveur de cerveau, un maître sans réalité physique. L’auteur écrit à une époque où le capitalisme s’est imposé, encouragé par la forte croissance survenue après la guerre. Dans Dark Master, ce qui lave les cerveaux, c’est l’activité économique, menée par des hommes dépendants du travail, de l’argent, de l’alcool, de la drogue et du sexe.

Qu’en est-il aujourd’hui ? Quels maîtres contrôlent notre cerveau dans le monde moderne ? Depuis 2000, quelles nouvelles formes ce « Dark Master » a-t-il pris dans notre société ? Quel contrôle exerce-t-il sur cette dernière ?

La technologie fait des progrès à une vitesse effrayante. Ses innovations concernent les moindres aspects de nos vies. Maintenant que les actions humaines sont compilables sous forme de données numériques, une fois agrégées, elles sont traitées par des Intelligences Artificielles qui dessinent des modèles capables de prédire nos comportements avec une très grande précision. Il est probable que la prochaine frontière que franchira la technologie sera celle de l’inconscient.

Des chercheurs tentent de convertir en données les plus imperceptibles des mouvements que font nos yeux à l’aide de puces électroniques implantées dans des lunettes ou des lentilles de contact. Et ils ne s’intéressent pas qu’aux yeux. Ils réussiront sûrement à numériser jusqu’aux usages les plus particuliers des langues que nous parlons.

Qu’est-ce que cela signifierait concrètement que de numériser l’inconscient ? Si nous avions accès à ce que cache notre inconscient, quel genre de réactions se produiraient alors en nous ? Cela ne détruirait-il pas notre moi ? Cette destruction par l’accès à notre inconscient, ne formerait-elle pas précisément un « Dark Master » d’un genre nouveau ? Tel est le point de départ de ma réflexion pour ce nouveau Dark Master.

Kurō Tanino, novembre 2022