En japonais, surtitré en français.
Le drame de Médée
Le dédoublement des rôles
Ku Na’uka Theatre Company
Au début du siècle dernier, alors que la plupart des pays asiatiques étaient colonisés par l’Occident, le Japon brandissait fièrement son autonomie, allant jusqu’à imiter la démarche colonisatrice du continent ennemi en Asie pour marquer sa toute-puissance en annexant entre autres la Corée.
C’est à cette époque, la fin de l’ère Meiji (1868-1923), que se rejoue le drame. Dans une maison de plaisir japonaise peuplée de clients et de geishas, les hommes contraignent ces dernières à tenir le rôle de marionnettes tandis que les hôtesses-musiciennes accompagnent l’action en jouant des percussions. Médée fait alors son entrée, sublime et aérienne, en costume coréen, dans des voiles qui illuminent la pâleur de son visage. C’est bien son corps qui s’adresse à nous, mais la voix vient d’ailleurs… de derrière… d’un des hommes assis.
De Créon à Jason, en passant par le fils de Médée, tous les corps sont féminins et toutes les voix masculines. Les hommes, assis autour de la scène font tour à tour parler leurs marionnettes. Ces jeux, a priori avilissants pour les femmes, leur donnent de façon inattendue un pouvoir et un rayonnement qui dépassent le cadre du jeu. Curieusement ce sont les hommes qui semblent privés de leur âme. La prise de pouvoir de la Femme se fait progressivement au gré du drame et du combat de Médée comme pour mieux transcender la douleur vers l’ultime revanche.
Dans le Théâtre Ku Na’uka, la caractéristique est le dédoublement des rôles, tous pris en charge par deux acteurs, l’un assumant la dimension physique (pathos), l’autre la dimension vocale (logos). Cette esthétique de dépassement du réalisme nous renvoie la puissance de la femme blessée avec une force démultipliée et donne au texte une dimension nouvelle.
Ainsi les mises en scène de Satoshi Miyagui sont-elles réputées pour leur adaptation de la méthode traditionnelle du Joururi qui sépare le rôle du récitant et du joueur muet. Dans “sa” Médée, il profite de cette forme pour illustrer l’antagonisme entre l’homme et la femme et évoquer cette histoire d’invasion et de discrimination, cette haine poussée à l’extrême qui se joue dans ce passé complexe entre le Japon et la Corée.
Ku Na’uka Theatre Company est fondée en 1990 par Satoshi Miyagi et signifie “vers la science”. La
compagnie affiche d'emblée une volonté de conjuguer l’art et la rigueur de la science. Le plateau
est ainsi régi par des structures formelles précises élaborées à l’issue de réflexions sur la corporalité
dans les traditions japonaises du Nô, du Bunraku et du Kabuki. Sa caractéristique est l’interprétation
d’un même personnage par deux comédiens : l’un conte pendant que l’autre évolue sur la scène
au fil de la narration. On peut supposer que cette part d’énergie supprimée se retrouve ainsi dédoublée
et crée un dynamisme au-delà de la réalité.
Les principales pièces jouées sont Salomé, Elektra, Conte du Donjon, L’Arbre des tropiques ou Médée. La compagnie voyage beaucoup à l’étranger. Comme en Asie (Corée, Inde ou Tibet) où elle échange la technique de jeux avec les comédiens du théâtre traditionnel pour perfectionner sa méthode.
En 1993, Ku Na’uka est invitée par le Festival International de Théâtre de Toga. En 1995, lors de la première édition de Theatre Olympics à Delphes, elle présente Elektra avec la fameuse Compagnie de Tadashi Suzuki, pour la jouer ensuite à Copenhague, Stockholm, Beiging et Shanghai. Depuis 1996, elle se lance dans l’interprétation de pièces classiques japonaises parmi lesquelles Tenshu Monogatari (Conte du Donjon) d’après le récit de Kyôka Izumi qui poursuivra son succès dans de nombreuses villes au Japon, mais aussi en Inde, Pakistan, Chine et à Paris. En 1999, à l’occasion de la seconde édition de Theatre Olympics à Shizuoka, Satoshi Miyagi présente Chushingura, pièce écrite initialement pour le théâtre bunraku et le kabuki, adaptée librement par Oriza Hirata, l’auteur de Tokyo Note.
Avec Ku Na’uka, Satoshi Miyagi s’inscrit ainsi dans la filiation de ses aînés tels que Suzuki, Terayama, Kara, des metteurs en scène issus du mouvement avant-gardiste des années 60-70 (shogekijo undo appelé plus couramment Angura) qui ont aussi reconsidéré la tradition japonaise.
La rencontre du passée et du présent, de l’Orient et de l’Occident, du classique et
du contemporain
La vie et la mort, l’amour et la haine… la compagnie choisit sans distinction des pièces orientales ou
occidentales pour exprimer la profondeur de l’émotion dynamique des êtres humains. Après avoir
appris les principaux éléments du théâtre traditionnel japonais, elle les associe à la technologie
actuelle pour faire évoluer son style résolument contemporain et évoquer la société japonaise
d’aujourd’hui.
Raconter avec la musique
La musique est jouée tout au long de la représentation. Musique enregistrée, actuelle, occidentale,
ou de folklore. Cependant, elle préfère de plus en plus la musique de percussion jouée en direct
sur scène avec des instruments venus d'Afrique ou d'Asie. Ainsi djambé, bongo, conga ou chang,
sont-ils interprétés par les comédiens afin d'introduire la musique comme une partie de la parole.
Collaboration avec les artistes étrangers
La technique particulière (deux comédiens pour un rôle) de la Compagnie Ku Na’uka lui permet de
collaborer avec des artistes qui viennent d’autres cultures. En 1994, Turandot a été représenté à
Atlanta avec des comédiens américains qui ont repris des rôles de récitant. L’année suivante, un de
ces comédiens s’est rendu au Japon pour participer comme acteur de mouvement dans le
spectacle Elektra présenté au Festival de Toga. En 1996, Ku Na’uka a créé Salomé à Sitges et
Montpellier avec des comédiens espagnols parlant catalan et français.
5, passage Louis-Philippe 75011 Paris