L ’engagement de Monsieur Kroetz
Une « écriture du silence »
Tranches de vie d’un couple en vacances
Le poids des codes sociaux
Les diapositives, nostalgiques images
Les personnages
Notes de mise en scène
J’ai découvert Franz Xaver Kroetz et ses pièces, dont Meilleurs souvenirs de Grado, il y a plusieurs années à l’université, grâce à Jean-Louis Besson (traducteur notamment des œuvres de Karl Valentin aux Éditions Théâtrales), durant un stage pratique d’interprétation d’œuvres contemporaines. J’ai, depuis, lu et relu ce théâtre. Et naturellement, au fil des lectures et de mes réflexions, j’ai eu envie de porter sur scène cette écriture originale et forte.
Franz Xaver Kroetz est un auteur contemporain allemand, il a soixante ans cette année. Son œuvre est une exploration de l’humain dans son quotidien. Il a observé ses propres échecs et s’en est inspiré. Il dit, en parlant de ses œuvres : « Quelle que soit la pièce qu’on examine, on s’aperçoit qu’elle parle d’une mutilation sociale. J’écris beaucoup sur moi-même, bien que j’ai longtemps refusé de l’admettre. Ces personnages me ressemblent bien plus que le gérant, le directeur A ou B, ou le Monsieur de chez Siemens. Ces derniers ne m’inspirent pas ; je trouve ce milieu ennuyeux ; ces types mous avec leurs attachés-cases ne m’intéressent pas. Je n’écris pas sur des choses que je déteste… Les ruines de ma propre existence, faits marquants du déroulement de ma vie, que j’essaie de comprendre et de présenter sous forme de phénomènes sociaux, m’intéressent de plus en plus. »
L’engagement de Franz Xaver Kroetz me touche : le discours politique de l’auteur sur l’injustice sociale n’est pas développé dans la violence, la revendication, ni l’aigreur. Son constat d’un quotidien difficile est efficace, concis, intelligent.
Par la Compagnie de Mina
Traduction Gaston Jung et Daniel Girard
L’une des problématiques principales d’une mise en scène de cette « écriture du silence » consisterait à découvrir comment incarner ces moments de vide.
Bien sûr, un travail du corps est en particulier nécessaire pour donner densité à ces silences. Ils prennent sens aussi lorsque l’on se penche sur l’étrangeté des dialogues : les personnages manipulent des mots qui ne traduisent pas forcément le fond de leur pensée. Ils sont figés dans des tabous, et Kroetz leur donne un langage volontairement inapproprié : la banalité sert de détournement. On peut imaginer qu’ils se comprennent à un autre niveau ; mais dans le quotidien, il leur est impossible d’aborder réellement leurs problèmes, de les formuler.
Dans Meilleurs souvenirs de Grado, un homme et sa femme partent en vacances au bord de l’Adriatique. Karl est ouvrier, Anna ne travaille plus depuis la naissance de leur fils.
Dans l’œuvre de Kroetz, on peut considérer cette pièce comme légère, mais le rire se mêle à un vague malaise. Pas de scènes violentes, mais un désarroi palpable dans ces fameux silences qui ponctuent des dialogues quotidiens. Anna énonce des vérités générales et masque ainsi ses propres perceptions . Elle évoque des idées reçues comme si le prêt à parler pouvait aboutir à un prêt à penser rassurant.
Pour ces deux personnages, les sorties et les loisirs demeurent un luxe, une rareté dont ils cherchent à profiter le mieux possible mais il leur manque toujours le mode d’emploi des meilleures vacances possibles .
Ils s’activent énormément et créent des plannings quand on ne leur en impose pas, pensant que c’est la seule manière de profiter. J’ai retranscrit cette frénésie d’activités par des transitions muettes qui servent de liens entre les différentes scènes et en m’appuyant sur les propos de l’auteur : « La façon de marcher, les mouvements d’une personne expriment également beaucoup. Les silences sont d’abord le caractère de la vérité ».
L’ennui, les problèmes, tantôt cocasses ou graves, qui transparaissent dans ces tranches de vie d’un couple en vacances m’ont émue et ce théâtre donne à réfléchir sur la place de l’individu dans notre société où, même pendant ses loisirs, il subit encore les mêmes contraintes qu’au quotidien : une organisation précise, des codes, des horaires.
On pourrait croire à une comédie où l’on se moque de deux personnages égarés dans un contexte social qui les complexe, mais petit à petit, le public ressent cette dénonciation sociale concrète et démontrée et, insidieusement, on en vient à se poser de nombreuses questions. Peut-on oublier que c’est une chance de voir la mer par la fenêtre de sa chambre d’hôtel, d’avoir accès aux beautés du monde et d’avoir la capacité d’en profiter pleinement parce qu’on est cultivé ? Comment les gens modestes profitent-ils des congés payés ? Comment organisent-ils le peu de temps qui leur revient pour se reposer ? Comment se comportent-ils loin de chez eux, loin de leur quotidien ? Est-ce qu’ils se rassurent en reconstruisant les mêmes schémas angoissés d’emploi du temps, ont-ils besoin de rituels ?
Comment être libre et jouir de la vie quand on a enfin du temps libre? Comment se tenir dans ces endroits où l’on ne se sent pas tout à fait à sa place ?
J’ai situé l’action dans le courant des années quatre-vingt, période qui correspond à mes propres souvenirs de vacances en famille. Rapidement, l’idée d’une expression graphique s’est imposée durant les lectures. J’ai pensé à une projection de diapositives, système un peu suranné, évoquant les retours de vacances de cette époque. J’ai proposé alors à la photographe, Pauline Izumi Colin, de travailler avec moi ce concept.
Les images (inanimées, natures mortes, éléments d’architecture…) qui sont projetées durant la pièce peuvent être les souvenirs de vacances qu’Anna et Karl montreront fièrement en famille au retour. Nous avons voulu désincarner ces photos pour ne pas tomber dans l’illustration facile. Ces images, souvent métonymiques, surviennent comme des sensations éphémères, elles sont peut être aussi leurs obsessions inconscientes.
Je voulais aussi faire référence à la pièce de Botho Strauss, Grand et petit, où un vieux couple invite ses voisins pour une projection de diapositives sur son quotidien et commente des actions banales. J’ai pensé à ce vide, à ce désarroi.
Anna et Karl ont peur de rater une image, un instant de bonheur. Ils veulent pouvoir se souvenir « comme ils étaient bien » en vacances. Et ils vont s’en servir toute l’année de ce souvenir, pour tenir le coup dans le travail, la grisaille et la monotonie.
Anna et Karl sont beaux parce qu’ils ne sont pas blasés, ils sont candides et enthousiastes. Ils sont vraiment, entièrement, en voyage. On voudrait d’ailleurs qu’ils oublient de compter leurs sous et le temps qui leur reste. Mais l’insouciance est réservée aux riches.
Marina Glorian
Anna
Elle a trente ans. Maman d’un petit garçon de 4 ans (auquel l’auteur ne donne pas de prénom). Karl lui a demandé d’arrêter de travailler pour s’occuper de l’enfant. Elle a une vie saine, aime la nature, et entretient sa forme physique : elle se lève tous les matins pour faire des exercices de gymnastique. Elle compte bien profiter des vacances pour respirer le bon air de la mer, marcher, nager. Le couple connaît quelques problèmes, notamment sexuels, et elle a insisté pour qu’ils partent en vacances seuls tous les deux. Elle ne regrette pas que leur fils soit resté avec sa grand-mère. Elle veut prendre le temps de retrouver Karl.
Anna trouve du rêve et de l’exotisme partout, avec volontarisme ; elle vit et fantasme en même temps.
Karl
Il est ouvrier à l’usine. C’est un bon gars, pas toujours très subtil. Il a des idées arrêtées sur beaucoup de sujets. Il éprouve de l’intérêt pour la musique classique et méprise les variétés, mais les visites de monuments l’ennuient. Il a une forte conscience de classe, ne gagne pas beaucoup d’argent, mais il s’en contente, pourvu que sa femme puisse s’occuper de leur enfant. Il est fou de son fils et regrette son absence.
Il a peur de dépenser trop d’argent ou de perdre sa dignité et d’être ridicule.
Chaque action se déroule dans les différents lieux indiqués dans les didascalies : la chambre d’hôtel, la plage, une cafétéria, un bateau à vapeur, une place, l’église Saint- Marc.
La scénographie se veut très sobre. Le plateau reste vide, seuls quelques meubles apparaissent d’une scène à l’autre, un lit ou une table et des chaises. Les comédiens assument les changements de costumes derrière un paravent.
Les différents espaces sont délimités par la lumière et à la place d’un décor illustratif, l’ambiance des différents lieux d’action sera créée par une bande son de bruitages (bruit de mer, de salle à manger de cafétéria, sons d’instruments d’orchestre qui s’accordent, visite guidée dans l’église en allemand, en italien). La musique va tenir une place prépondérante dans le spectacle. On entend des remix du DJ Howie B, des musiques de films de Fellini (pour la cafétéria notamment), ainsi que des interprétations de la chanteuse allemande Bettina Wegner.
En fond de scène et en hauteur, un écran blanc est suspendu pour projeter des diapositives. Ces images.
Pour que les changements de lieu soient compréhensibles, on utilise certains accessoires et on change de costumes.
Notre régisseur, Denis Koransky, a créé une alternance dans l’utilisation de la bande son, de la lumière et la projection des diapositives.
L’action se situe dans le courant des années quatre-vingt, les vêtements sont essentiellement des vêtements de loisir colorés et démodés.
80, Allée Darius Milhaud 75019 Paris