Une exception intellectuelle
L'époque de l’espace
Gilles Deleuze disait de Michel Foucault : « Foucault, c'est un des rares cas d'homme, il entrait dans une pièce, ça changeait l'atmosphère. Foucault, c'est pas seulement une personne. Un autre air arrivait. Il y avait une émanation Foucault ». Michel Foucault écrivait en 1973 : « C'est dans l'oeuvre que l'homme trouve son abri et sa place ».
Comment à partir des écrits, des essais et des interviews de Michel Foucault concevoir un spectacle ? Comment parvenir à identifier de manière intuitive quelques tours d'esprit récurrents de sa pensée dans ses divers registres d'écriture ? Que suppose, par exemple, le fait de considérer une société en la mesurant à l'aune de ce qu'elle exclut ? Et de se demander comment elle procède lorsqu'à l'inverse elle se met à inclure ce qu'elle avait exclu ? Comment un spectacle peut-il faire écho à l'art du questionnement auquel excellait Michel Foucault ? L'espace de la scène est-il à même d'accueillir son étude des espaces culturels (folie, médecine, prison, asile, etc.) ? Philosophe et historien Foucault fut bel et bien une exception intellectuelle : c'est cela qu'il faudrait faire apparaître.
Ne pas se fier aux généralités. Ne pas décorer sous prétexte d'embellir. Imaginer dans l'ombre des Lumières et alors que l'opacité augmente un théâtre par delà les machines. « Avant d'être géométrique ou géographique l'espace se présente d'emblée comme un paysage », écrivait Foucault dans l'un de ses tous premiers écrits.
Jean Jourdheuil, à qui l'on doit quelques spectacles consacrés à des philosophes et écrivains Jean-Jacques Rousseau, Montaigne, Spinoza, Lucrèce et qui a naguère collaboré au scénario du film, Moi Pierre Rivière... que René Allio a réalisé à partir des documents rassemblés et étudiés sous la direction de Michel Foucault, a conçu avec le peintre Mark Lammert un spectacle intitulé Michel Foucault, choses dites, choses vues en hommage à la figure et à l'œuvre singulières et grandioses du philosophe mort il y a vingt ans.
L’époque actuelle serait peut-être plutôt l’époque de l’espace.
La grande hantise qui a obsédé le XIXe siècle a été, on le sait, l’histoire : thèmes du développement et de l’arrêt, thèmes de la crise et du cycle, thèmes de l’accumulation du passé, grande surcharge des morts, refroidissement menaçant du monde. C’est dans le second principe de thermo-dynamique que le XIXe siècle a trouvé l’essentiel de ses ressources mythologiques.
L’époque actuelle serait peut-être plutôt de l’espace. Nous sommes à l’époque du simultané, nous sommes à l’époque de la juxtaposition, à l’époque du proche et du lointain, du côte à côte, du dispersé. Nous sommes à un moment où le monde s’éprouve, je crois, moins comme une grande vie qui se développerait à travers le temps que comme un réseau qui relie des points et qui entrecroise son écheveau. Peut-être pourrait-on dire que certains des conflits idéologiques qui animent les polémiques d’aujourd’hui se déroulent entre les pieux descendants du temps et les habitants acharnés de l’espace.
Michel Foucault
Des espaces autres
(conférence au Cercle d’études architecturales, mars 1967)
Architecture, Mouvement, Continuité, n° 5 - octobre 1984
76, rue de la Roquette 75011 Paris