Une grande pièce sur l'humiliation du nombrilisme occidental
Une grande pièce parlant du théâtre et du monde
La tradition du music-hall
La presse
The Entertainer (titre anglais de la pièce, intraduisible) a été créé le 10 avril 1957 au Royal Court Theatre de Londres dans une mise en scène de Tony Richardson. Laurence Olivier jouait le rôle-titre, Archie Rice, un artiste de music-hall qui ne fait rire personne. Comme pour Look back in anger (La Paix du dimanche), le succès de la pièce permit à Tony Richardson de tourner une adaptation cinématographique, un film qui date de l'année suivante, toujours avec Laurence Olivier. La traduction française de Michel Averlant date des années 60, mais ne fut pas jouée à l'époque et la pièce n'a encore jamais été jouée en France.
Elle connut pourtant un grand succès dans toute l'Europe - Laurence Olivier considérait que c'était son plus grand rôle, "après Hamlet" - J.Svoboda signa une scénographie qui fit date en 1966 pour la création tchèque et, en Allemagne, Peter Zadek la considère comme le chef d'oeuvre d'Osborne.
Music Hall 56 raconte quelques journées d'une petite famille anglaise pendant l'expédition militaire de Suez en 1956. Le grand-père, Billy Rice, vieil acteur de music-hall à la retraite et vétéran de la première guerre mondiale, multiplie les allusions réactionnaires à "tout ce ramdam làbas, au Proche-Orient" : "on dirait que maintenant les gens ont le droit de nous traiter n'importe comment. Cette bande de voyous mal lavés". Le père, un comique raté, Archie Rice, fait mine de s'en désintéresser comme de tout le reste. Sa femme, Phoebe, craint pour la vie d'un de ses fils, Mick, appelé sous les drapeaux, dont on se demande d'abord "combien il a descendu de bougnoules", avant d'apprendre par les journaux et un télégramme administratif qu'il a été fait prisonnier, puis que son cadavre pourra être rapatrié. Frank, l'autre frère, s'est déclaré objecteur de conscience et a purgé six mois de prison et une peine de travaux d'intérêt général pour refus de servir. La fille d'Archie, Jean, qui enseigne à Londres dans un foyer pour jeunes délinquants, avoue à son grand-père qu'elle a participé à une manifestation contre la guerre à Hyde Park.
La pièce d'Osborne se sert avec subtilité (c'est-à-dire avec insistance et discrétion à la fois) d'un matériau historique qui semble avoir opportunément disparu de notre mémoire. Les personnages de la pièce se retrouvent avec les quelques oripeaux poussiéreux qui veulent encore leur faire croire qu'ils sont au centre du monde (la statue en carton-pâte de Britannia, le drapeau du Royaume-Uni et du Commonwealth) alors qu'ils se savent être dans "un trou perdu dont on ne peut jamais se rappeler le nom", la banlieue d'une ville qui n'est même pas une ville, mais une station balnéaire à l'écart du monde et de la vie, un endroit où les trains des grandes lignes ne passent jamais.
Grande pièce sur l'humiliation du nombrilisme européen et occidental, Music Hall 56 porte en creux, comme un négatif photographique, l'histoire de la décolonisation et de l'élargissement de l'Histoire aux pays du Sud, un processus qui continue à hanter le monde d'aujourd'hui.
Quand j'avais dix-sept ans, j'ai vu à la Cinémathèque La Paix du dimanche (Look back in anger), le film de Tony Richardson tiré de la pièce d'Osborne. La rage terrible de Richard Burton interprétant le rôle principal, le noir et blanc incandescent de ces images montrant la tristesse des villes ouvrières anglaises, les cheminées d'usine et les rues trempées de pluie, tout s'est inscrit dans ma mémoire comme un sommet d'art réaliste et fulgurant. Une façon bien anglaise d'arriver à projeter la réalité sociale et historique sur la scène en partant des déchirures des individus, des drames familiaux, des petites histoires du quotidien qui rejoignent parfois les sommets de la barbarie. Une violence que j'ai retrouvée plus tard en lisant Edward Bond ou Sarah Kane.
Figure emblématique d'une révolte de la jeunesse anglaise dans le théâtre et le cinéma, les fameux "angry young men", John Osborne a eu la mauvaise idée de survivre à ses premières pièces et de devenir un vieux monsieur paisible. En France, il n'est plus joué, considéré comme démodé, et ce avec d'autant plus de facilité que ses pièces ne sont plus disponibles en librairie. Pourtant, quand on fait l'effort de se replonger dans ces textes, on est frappé, par-delà le vieillissement inévitable des traductions de l'époque, par la force de la langue, la radicalité du sujet, la création de très grands personnages de théâtre.
Au contraire de dramaturges qui ont été pour moi si importants (Heiner Müller ou Büchner), l'Histoire ne surgit pas sur la scène d'Osborne de façon directe, par exemple par l'intrusion de documents ou de citations. Elle s'inscrit, s'imprime, laisse ses marques dans une dramaturgie apparemment traditionnelle, faite de "dialogues ratés" (comme chez Tchekhov) et de psychologie en lambeaux. J'ai envie aujourd'hui d'explorer cette autre façon, peut-être plus indirecte, mais non moins forte, de montrer l'Histoire ou le politique au théâtre : une manière au plus proche des contradictions de chacun, au plus intime des rapports humains. Avec le pressentiment qu'ici plus qu'auparavant tout se joue dans le travail des acteurs, dans mon travail pour et avec eux, dans la complexité humaine qui pourra être tissée sur le plateau.
A l'heure d'expéditions militaires impériales au Proche-Orient, de rapports toujours plus explosifs entre les métropoles occidentales et les pays du sud, le monde arabe en particulier, on se lamente sur la difficulté pour les théâtres de faire entendre cette réalité contemporaine, de faire revenir l'Histoire sur la scène. Music Hall 56 est un modèle exemplaire pour cela. Pour un théâtre qui n'est pas militant mais authentiquement politique, pour un théâtre qui s'interroge sur une expérience historique qui est toujours la nôtre aujourd'hui.
Truffaut disait qu'un grand film devait donner à la fois une idée du monde et une idée du cinéma. Au travers de deux générations de "comiques" de music-hall, au travers de cette réunion de famille provoquée par l'expédition franco-britannique à Suez, Osborne réussit une grande pièce en parlant du théâtre et en parlant du monde, d'un monde qui est le nôtre encore maintenant (hélas).
Irène Bonnaud
The Entertainer est aussi un hommage à la tradition du music-hall, et par là une pièce sur une certaine idée du théâtre, débarrassée de toute tendance à la sacralisation ou à la ritualisation de la scène. Les critiques anglais y avaient décelé en 1957 l'influence nouvelle de Brecht sur Osborne, mais ce dernier y croise le théâtre de Brecht presque sans faire exprès : l'interruption de la fable par des numéros de music-hall et des chansons était une façon pour Osborne de ressusciter un genre alors à l'agonie en Angleterre.
"Le music-hall anglais était un phénomène unique et on ne pouvait y échapper, la radio par exemple en diffusait sans arrêt. Le music-hall était un théâtre populaire, pour tous. Une revue composée de différents numéros, mais dans laquelle le comique était le personnage le plus important. Le comique qui raconte des blagues souvent mauvaises et peu convenables et qui se tient seul là-haut sur scène. Certains étaient géniaux, d'autres juste débiles.
Un des plus célèbres comiques des années 40-50 s'appelait Max Miller. Il entrait sur scène et se mettait à parler comme Noel Coward chantait : à la même vitesse. Son numéro entier paraissait fait d'une seule phrase, une phrase qui durait une heure. C'était un technicien génial qui avait l'humour pataud, brutal, et direct qu'on voit déjà à l'oeuvre dans le personnage de Toby dans La Nuit des rois et chez tous les clowns de Shakespeare. C'est une des deux faces de l'humour anglais, l'autre face étant la plaisanterie sophistiquée.
Jadis le music-hall comprenait aussi des numéros de danse, voire des animaux et des jongleurs. Jusqu'à la seconde guerre mondiale, le music-hall resta populaire. Et puis il passa de mode, probablement à cause de la télévision. Le contact avec le public appartenait à la tradition du music-hall. Je me rappelle que lorsqu'on arrivait en retard, le comique interrompait son numéro et disait : "please put the lights on for the gentleman, so that he can see where he is going". Il y avait parfois un orchestre sur la scène. En fait, cela dépendait de la richesse du théâtre. L'orchestre se résumait souvent à un piano".
Peter Zadek, My Way
"Difficile de circonstancier les éloges devant la distribution impeccable qu’a réunie Irène Bonnaud autour de ce projet, tant les comédiens, hallucinants de vérité, y offrent le meilleur de ce que le théâtre peut proposer. La pièce d’Osborne y est pour beaucoup car l’écriture efficace du dramaturge anglais réussit à mêler la drôlerie et le drame avec un art consommé de l’équilibre. Mais Dan Artus, Sophie-Aude Picon, Roland Sassi, François Chattot et la géniale Martine Schambacher jouent avec une délectation rare et un abattage, un brio et un entrain qui ne laissent pas une seconde de répit au spectateur, forcément conquis, forcément séduit, forcément ému. La mise en scène d’Irène Bonnaud joue des adresses au public, fait sauter gaiement le quatrième mur, fait alterner les scènes de cabaret, les chansons et les moments d’intimité familiale avec vitalité et subtilité. Délirant et poignant, précis, enjoué et sacrément réussi, ce spectacle constitue un moment de bonheur rare à ne pas rater." Catherine Robert, La Terrasse, mars 2007
"La pièce fut écrite par John Osborne, le plus renommé des 'jeunes gens en colère' en 1957 et l'expédition militaire qu'il évoque est celle de Suez, qu'Irène Bonnaud a la bonne idée, via des vidéos, de comparer aux menées belliqueuses de Bush en Irak. Ecrite pour Laurence Olivier, cette pièce n'a jamais été montée en France. Parsemée de numéros de music-hall qui rappellent une Angleterre prolétaire disparue, elle est défendue avec vigueur et sensibilité par des acteurs épatants et remarquablement dirigés". Joshua Schidlow, Télérama
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