Préface à la traduction de Pascal Paul-Harang
Commentaires de Simon Delétang en janvier 2007
Entretien de Simon Delétang avec Paulines Sales
Presse
Incroyable : la France se retrouve en finale de la coupe du monde de football. Le pays tout entier est en proie à la fièvre du ballon. Mais la supériorité de l’adversaire est écrasante, les chances de victoire sont minces. Le onze national semble avoir besoin de réformes drastiques autant que le pays lui-même : Ah, « si nous n’avions pas passé notre temps à nous faire des compliments, nous serions arrivés plus tôt dans la réalité » ! Mais, comme chacun le sait, un match dure 90 minutes…
On est les champions n’est pas une pièce dont les rôles sont répartis entre un nombre bien défini de personnages : c’est un long cri de guerre polyphonique qui suit en temps réel la dramaturgie d’un match de foot, y compris l’avant-match, la mi-temps et les commentaires d’après-match. Chants de stade, commentaires de spécialistes, sermons patriotiques, reportages en direct, annonces, mais aussi monologues intérieurs et minuscules saynètes. On parle depuis les tribunes, les cabines de presse, devant la télévision, dans les vestiaires. Toutes ces voix sont autant d’opinions sur l’état de la nation.
La pièce de Marc Becker est une métaphore ingénieuse et truculente des blocages de la société allemande – européenne ? – d’aujourd’hui. Avec la complicité de l’auteur, Pascal Paul-Harang – sans grands chambardements du reste – l’a adapté à la France. On est les champions révèle, interroge, moque les systèmes de valeurs. La langue apparemment libre et désinvolte du sport et des sportifs est bien un révélateur des mentalités et des idéologies.
On est les champions a été créé en janvier 2004 au Theaterhaus d'Iéna. Il a été depuis donné dans plusieurs mises en scènes. Il a été à l’affiche d’une vingtaine de théâtres de langue allemande au cours de l’année 2006.
Puisque le moral d’une nation est entièrement suspendu, non pas au résultat des élections, mais bien aux résultats de son équipe nationale, nous avons décidé de nous pencher sur la question à travers cette oeuvre étonnante, chorale, qui, le temps d’un match de football, s’offre comme un véritable manuel d’auto persuasion que vraiment nous sommes les meilleurs, et que, notre modestie dût-elle en prendre un coup, personne ne nous attendait là !
L’auteur nous convie, non pas à la reconstitution d’un match (quoique…), mais bien à travers le regard multiple porté sur un match, à une réflexion sur le sport le plus populaire du monde, donc qui génère le plus de richesses, le plus de rêves, le plus de désirs, mais aussi le plus de frustration, le plus de combativité. Un sport bâti sur l’exaltation de soi et de son équipe mais aussi sur la haine de l’autre camp. Sans oublier le racisme ordinaire, la misogynie de comptoir et le nationalisme de bas étage… Le football, ce moyen acceptable de faire la guerre.
Ici, pas de scènes jouées au sens classique, mais une partition ludique et jubilatoire où le metteur en scène a tout à inventer. Le texte est à partager entre les personnages qu’elle suggère, commentateurs sportifs, supporters, homme politique, sociologue, entraîneur, joueurs, etc. Analyses, réactions à chaud, commentaires enfiévrés et subjectifs, chants de supporters, tout est mis en oeuvre collectivement ou individuellement pour nous renvoyer l’image d’un pays qui veut avoir « la gagne ». La nation toute entière est un gigantesque terrain de football dont les acteurs sont le baromètre de nos humeurs.
Le football, n’est évidemment qu’un prétexte, mais c’est surtout un formidable moteur de jeu, une source d’inspiration scénique sans limites, et un thème fédérateur… Le thème fédérateur ? Il s’agira d’une création parlée, dansée, chantée, hurlée, sans arrêts de jeu, portée par une équipe lyonnaise, ce qui en matière de football peut s’avérer un avantage considérable. Les équipes locales de Drôme et d’Ardèche n’ont qu’à bien se tenir.
A travers le football, c’est donc toute notre vie et notre place dans la société qui semble interrogée pendant deux mi-temps. Nos buts, nos actes, notre désir d’être ensemble, d’aller de l’avant semblent suspendus au résultat de cette soirée qui ira jusqu’au bout du temps réglementaire. Puisse le score final nous porter aux nues. Nous n’attendons plus que le coup d’envoi, et peut-être pourrons-nous ensemble répondre à cette question qui nous hante tous : Un coup de tête peut-il changer la face du monde ?
P. S. : "Comment as-tu découvert cette pièce de l'auteur allemand Marc Becker ?"
S. D. : "En fait j'ai découvert l'existence de cette pièce, à plusieurs reprises, mais sans connaître réellement son contenu. Au moment de la Coupe du monde, plusieurs lectures ont été réalisées en France, mais je n'en ai vu aucune. C'est Laurent Hatat*, qui a mis ce texte en lecture avec des femmes à Lille, qui me l'a transmis."
P. S. : "En répondant à l'appel à projet de la Comédie de Valence, tu as cherché une pièce particulièrement adaptée selon toi à la Comédie itinérante. Quelle forme recherchais-tu précisément et dans l'idée de toucher quel public, ou de le toucher de quelle manière ?"
S. D. : "La particularité de cette création est qu'elle est le fruit d'une sorte de concours, puisque j'ai répondu à l'appel à projet de la Comédie de Valence et présenté mon projet sans savoir si au final je serais le lauréat. J'ai donc cherché un thème qui donne envie, qui soit suffisamment fédérateur, populaire, et une manière d'en parler qui soit suffisamment originale, et productrice de réflexion pour le spectateur. J'ai donc pensé à cette pièce sur le football que je ne connaissais pas, je l'ai lue et y ai trouvé exactement ce que j'y cherchais. Je n'ai pas eu le temps de me poser beaucoup de questions ni de savoir réellement comment je l'aborderais et j'ai remis mon dossier. Mais très vite s'est imposée l'envie d'attirer un maximum de spectateurs autour du football afin de les confronter à une forme théâtrale radicale qui les amène à une autre idée de ce sport."
P. S. : "Es-tu toi même un grand amateur de football ?"
S. D. : "Ma passion pour le football est très récente. Je n'ai jamais joué au foot quand j'étais enfant, même pas dans la cour de récréation, et si par hasard je me joignais aux autres, j'étais toujours le dernier à être choisi par le capitaine de l'équipe, souvent après les filles. J'ai suivi les grandes compétitions internationales que la France a remportées en 1998 et 2000, mais de là à m'intéresser à un club... Et puis il y a eut récemment une période de ma vie assez difficile moralement, j'étais au RMI, sans véritable autre centre de pensée que le théâtre et la frustration de ne pas pouvoir mettre en scène des pièces qui me semblaient nécessaires mais que les théâtres rejetaient. Et j'ai découvert qu'à Lyon il y avait une équipe de foot de haute volée et j'ai commencé à suivre les matches de cette équipe (à l'époque toujours des victoires) et j'ai découvert le pouvoir de ces rencontres sur mon psychisme... Un véritable antidépresseur ! Et là je suis tombé dans la spirale infernale, j'ai commencé à m'intéresser aux périodes de mercato (transferts des joueurs), aux commentaires d'après match sur internet, au plaisir d'aller voir des matches dans des bars entourés de supporters au langage fleuri, et enfin l'ultime étape, aller dans l'antre du club, dans son stade et me retrouver au milieu de 40.000 personnes, effrayé par cette foule menaçante et irréelle, mais galvanisé par l'odeur de sousbois que dégageait la pelouse du stade. J'ai atteint aujourd'hui un point de non-retour, et ce spectacle ne va pas arranger les choses, car j'ai maintenant un alibi pour regarder les matches à outrance : c'est pour le travail..."
P. S. : "Grâce à cette métaphore footballistique, différents sujets sont abordés dans la pièce. Lesquels ? Et y a-t-il un axe que tu souhaites privilégier dans ta mise en scène ?"
S. D. : "Ici le football n'est qu'un contexte. Tout tourne autour de lui, mais le grand absent c'est le match. C'est davantage la langue football qui est célébrée. Mais à travers elle tout ce qui se rattache au sport international... Le chauvinisme, le patriotisme, le culte de la gagne et de la réussite, l'instinct guerrier et le nouvel ordre économique. La dimension politique de la pièce est très excitante, car les thèmes qu'elle aborde sont les thèmes de campagne de notre nouveau président, même si la pièce a été écrite bien avant, et par un auteur allemand. Cela crée des résonances toutes particulières et je me suis permis plusieurs ajouts qui vont dans ce sens. Nous serons donc à la fois jeunes loups du capitalisme, mannequins de l'élégance à la française, hommes politiques, militaires, et cette soirée se présente un peu comme une grand messe patriotique fanatique, et j'espère que les spectateurs y verront la dimension critique afin qu'ils ne se méprennent pas sur notre intention."
P. S. : "Le football draine un public de plus en plus important, dans les stades et grâce aux retransmissions télévisées payées à prix d'or. Le football serait donc un spectacle. Est-ce que tu y vois une correspondance avec le théâtre, qui, même si on peut le regretter, ne remporte pas les mêmes suffrages ? Et vas-tu t'en servir dans ta mise en scène ?"
S. D. : "Le théâtre ne pourra jamais rivaliser avec le football, même si j'espère arriver à attirer des spectateurs les soirs de match... Ce serait notre plus belle victoire. Le football est un spectacle, mais les enjeux financiers y sont tellement importants et dépassent tellement le cadre du sport que la dimension de spectacle est assez pervertie. Il y a encore fort heureusement des stades comme celui de Geoffroy-Guichard à Saint-Étienne où la ferveur populaire est tellement forte qu'elle permet de faire oublier la présence des sponsors en tous genre. À Lyon, La pelouse paraît dérisoire à côté de la masse de marques étalées un peu partout. D'autre part l'analogie football/théâtre est passionnante. J'ai longtemps lutté intellectuellement contre tous ceux qui comparaient les vertus de solidarité, de groupe et la dimension artistique communes aux deux parties. Mais force est de constater que l'entraîneur peut vraiment rappeler le metteur en scène, surtout au moment des causeries post matches. À chaque fois que je fais des notes sur le travail aux acteurs, j'ai l'impression de parler comme Roger Lemerre et cela relativise tout mon travail et me plonge dans des abîmes de perplexité. Ce thème du football écrase vraiment tout sur son passage. Je me suis attaché aussi dans le corps du spectacle à brouilter les pistes pour de temps en temps faire en sorte que ce que nous faisons sur le plateau soit contaminé par les règles du football."
P. S. : "La pièce se déroule le temps d'un match. Ce rapport au temps a été travaillé volontairement par l'auteur. Est-ce que c'est une donnée qui t'importe ?"
S. D. : "Absolument. Lors des premières lectures, j'ai réalisé que le temps de jeu annoncé par le commentateur correspondait au temps effectif de lecture. Mais cette durée de 90 minutes est excédée par le prologue, la mi-temps et l'épilogue. C'est une pièce qui pourrait durer trois heures au final. C'est pour cela que je me suis livré à un travail de coupe très conséquent afin que ce spectacle garde une durée supportable pour des spectateurs qui ont moins l'habitude d'aller au théâtre, en resserrant les actions, en allégeant les répétitions de répliques et en faisant l'impasse sur .de longues séquences où il ne se passe rien sur le terrain et où les protagonistes nous font part de leur désarroi. Il est important que ce spectacle garde la saveur de l'instant, et nous ne dépasserons pas je l'espère les 90 minutes de temps réglementaire. Mais le temps sera matérialisé sur scène, car le temps est indissociable du sport."
P. S. : "Tous les différents mondes qui gravitent autour du sport sont présents dans la pièce, journaliste, sociologue... mais la pièce a ceci de particulier qu'elle ne propose pas de personnages définis. Peux-tu évoquer cette forme particulière ?"
S. D. : "Il s'agit d'une forme chorale, sans aucun nom de personnages, avec simplement des phrases jetées les unes après les autres et on devine aisément qu'à chaque fois c'est une nouvelle personne qui parle. Puis très vite on reconnaît des personnages, ils ont des tics de langage, des obsessions, et il y a aussi des choeurs, comme à t'opéra, maïs des choeurs parlés. Et on peut dire que c'est une particularité du théâtre allemand, et une des choses qui m'ont attiré dans ce texte. La question du réalisme se pose alors et c'est pourquoi je me suis orienté vers une forme stylisée et chorégraphique plutôt qu'une tentative de donner toutes ces tranches de vie dans leur milieux respectifs. On pourrait jouer cette pièce à 30 comme à 40 000. Elle est sous-titrée "Matériau pour une soirée de football patriotique", et cette dimension de matériau, elle aussi très allemande est une liberté offerte au metteur en scène qui doit la prendre comme telle afin de créer une formeà partir de cette partition, presque musicale, en tout cas rythmique et contrastée. La pièce était sous sous-titrée : "Un Requiem allemand". Cette pièce évoquait donc à l'origine l'équipe d'Allemagne, mais le traducteur a seulement changé le nom des joueurs pour la franciser, et le reste est inchangé. Tous les nationalismes et les engouements sportifs se ressemblent."
P. S. : "Pour l'ensemble de ces figures, vous allez être quatre comédiens. Comment allez vous résoudre cette équation ?"
S. D. : "C'est une équation à plusieurs inconnus... Seuls quelques personnages seront identifiés et les autres sont des paroles anonymes, furtives. J'ai moi même distribué le texte entre les quatre comédiens en faisant dès la distribution tous les choix de mise en scène, quand je choisissais de créer une scène à deux entre tel et tel, en faisant un choeur au lieu d'une parole unique et en essayant d'avoir une logique par rapport aux thèmes forts de chacun. Il y a un acteur qui incarne principalement le Président de la République et toutes les paroles liées à l'identité nationale, un autre est sociologue et aussi un spectateur devant sa télé qui conspue un joueur en permanence, un autre est l'entraîneur et un alcoolique, et enfin le dernier est le journaliste sportif. Et s'ajoutent à cela beaucoup d'autres paroles, des chants de supporters, et des rajouts personnels comme des chants de l'armée et notre hymne national, bien sûr."
P. S. : "Tu es donc toi même acteur de la pièce que tu mets en scène. Pourquoi as-tu fait ce choix ? Et comment organises tu le travail ?"
S. D. : "J'ai fait ce choix car c'était pour moi le seul moyen de vivre cette aventure de décentralisation. Le budget n'était pas suffisant pour permettre au metteur en scène de suivre la tournée. Et j'imaginais mal avoir conçu ce projet pour les villages, et le jour de la deuxième représentation rentrer à Lyon et laisser les comédiens tout seuls. C'est un acte militant et aussi une envie de jouer très forte. Je suis comédien de formation et je suis ravi de pouvoir jouer avec ces trois comédiens que j'ai choisis. Par contre cela complexifie le travail. J'ai donc préparé en amont toute la structure de la pièce, car ce n'est pas un texte et un univers où les comédiens peuvent être dans la proposition spontanée. Tout est très codifié, réglé, millimétré et chorégraphié. J'ai donc toujours forcément un temps d'avance sur eux. Je les fais d'abord travailler seuls sans moi et je me joins à eux en fin de service. J'ai également fait appel à une assistante (chose que je ne fais jamais d'habitude) pour être vigilante à ma place dans la phase finale quand je me concentrerai sur le jeu. Même si je pense que je resterai pleinement metteur en scène jusqu'au bout. J'ai déjà à deux reprises joué dans mes propres mises en scène mais c'est ta première fois que je le fais sur un spectacle aussi conséquent. Mais le comédien est très content de jouer dans cette mise en scène, par contre le metteur en scène se demande qui a engagé ce comédien qui est tout le temps dans les gradins..."
P. S. : "Le football intéresse de plus en plus les femmes. On a pu le constater lors de la Coupe du monde de 98. Certaines restent néanmoins totalement hermétiques. Comment les convaincre d'aller à la rencontre de ce monde entièrement masculin ?"
S. D. : "J'ai déjà prévenu l'équipe des relations publiques du théâtre qu'il n'y aura pas de Calendrier des Champions, on ne pourra jamais illustrer à 4 tous les mois de l'année Et je pense que le public féminin pourra trouver son compte sans problème, car cette pièce est aussi une réflexion sur le pouvoir et montre bien les mécanismes émotionnels qui traversent l'être humain dans la victoire ou la défaite. Et encore une fois c'est moins une pièce sur le football que sur le culte de la réussite dans notre société contemporaine, nos costumes seront tout sauf footballistiques et j'espère être en train de faire un spectacle qui touche tout le monde, amateur ou non de football, car l'important est vraiment ailleurs, il réside dans ce portrait de la France qui gagne et qui gouverne que la pièce nous permet de dresser."
" Elle traite de la virilité outrée des vestiaires, des rapports entre politique et sport, de la vulgarité des comportements et de l’élégance d’un orbe atteignant son but, des faux-semblants de l’idée de nations, etc... Agencée en succession de tableaux sarcastiques par le talentueux Simon Delétang, la pièce est interprétée dans un écrin immaculé par Delétang lui-même, Fabrice Lebert, Mathieu Lagarrigue et l’inénarrable Mickaël Pinelli. Un vrai bonheur. " Laurence Liban, L’Express
5, rue Petit David 69002 Lyon