Une jeune femme se demande pourquoi Monsieur T., atteint de la maladie de A., a poignardé sa femme de 5 coups de couteaux. Elle voudrait bien savoir aussi comment le docteur Alzheimer a donné malgré lui son nom à une maladie qui transforme un être de raison en animal apeuré et sans défense. Elle veut cerner la maladie de A., la comprendre de l'intérieur. Elle propose des exercices pour se projeter dans le regard d'un malade de A. mais, ce faisant, c'est elle qu''elle redécouvre... Elle se laisse alors tenter par cette hypothèse : et si la maladie de A. offrait quelques avantages ?
Écrit en 2007 par Olivia Rosenthal, On n'est pas là pour disparaître est un roman, ou peut-être un essai, ou encore un récit. C'est une oeuvre qui échappe aux étiquettes, en multipliant les formes. L'hétérogénéité de cette oeuvre appelle la voix, et avec elle, le théâtre.
La version scénique met en scène une femme qui, avec nous, interroge les raisons qui ont poussé Monsieur T., atteint de la maladie de A., à poignarder sa femme. Au milieu d’un espace trifrontal, la narratrice intègre les spectateurs à son enquête. Elle décrit précisément les étapes du meurtre et rejoue les interrogatoires subis par Monsieur T. Or, en répondant elle-même aux questions posées par un dictaphone, elle se projette dans le regard et les sensations de Monsieur T. La confusion engendrée par la maladie de A. va progressivement gagner la jeune femme.
Comme pour tourner autour des questions soulevées par la maladie d’Alzheimer, la narratrice ouvre plusieurs chemins de compréhension. Ce sont ainsi plusieurs voies et voix qui se développent parallèlement. Cette multiplication des points de vue sur la maladie de A. crée une polyphonie qui rythme la parole de la narratrice mais qui semble également la fragiliser. Dans le va-et-vient des paroles rapportées de Madame T. et de Monsieur T., la narratrice commence à se livrer aux spectateurs. Elle rapporte son enquête sur la maladie de A. et la manière dont cette enquête fait écho à sa propre histoire.
L’un des chemins de compréhension qu’elle met en oeuvre est l’histoire d’Aloïs Alzheimer ; comment le nom de ce brillant médecin a été associé malgré lui à une maladie sur laquelle il travaillait. Elle en rit avec nous, s’étonne de découvrir les raisons qui ont poussé un concurrent d’Aloïs Alzheimer à lui faire cette gratification empoisonnée. Mais cette histoire est aussi bien un moyen de cerner la maladie que de se distancier de sa gravité.
Car ce n’est que par la distance et l’humour qu’on peut commencer à s’approcher de la maladie de A. et de ce qu’elle raconte de la fragilité de l’être humain. C’est donc par des exercices ludiques et marqués par l’ironie mordante d’Olivia Rosenthal que la narratrice peut proposer une hypothèse : et si la maladie de A. offrait certains avantages comme celui d’effacer quelqu’un de sa mémoire, ou encore de répéter à l’infini un moment choisi ?
La craie qui servait à exposer l’enquête sur le meurtre de Monsieur T. devient alors l’outil d’une transfiguration. La narratrice s’en couvre le visage afin d’effacer les marques laissées par le passé et pour se projeter pleinement dans l’ignorance d’un malade de A. Cette sortie hors d’elle-même, cette projection dans l’altérité et dans une hypothèse qui heurte la raison, permet à la narratrice d’explorer son propre rapport au passé. L’enquêteuse en vient à se livrer aux spectateurs et à rapprocher l’histoire de Monsieur T. de celle de tout un chacun. Par ce biais, l’auteure d’On n’est pas là pour disparaître étend son interrogation sur la maladie de A. à un questionnement sur la place du passé et sur la fragilité humaine en général, ou ce qui reste d’humanité quand on perd la mémoire et le langage.
Charlotte Lagrange
77, rue de Charonne 75011 Paris