« Ce que nous voyons n’est pas le code de ce que nous ne voyons pas, ce qui est à voir est très exactement ce que nous voyons, ce que nous pouvons voir. » François Tanguy
Les spectateurs qui auront vu Les Cantates (2001) et Coda (2004) le savent déjà : les rendez-vous que fixe le Théâtre du Radeau, aussi précieux que rares, sont de ceux qui ne se manquent pas. Depuis 1983, ses spectacles ont pu faire songer à Kantor, à Bob Wilson, à « un Beckett qui aurait vraiment perdu ses mots » (Françoise Collin). De loin en loin y résonne la parole de Büchner ou de Dante, de Kafka ou de Hölderlin, de Walser, Villon ou Lucrèce, croisant les échos tutélaires de Berg, de Schubert, de Kurtág ou de Berio. Mais avec le temps, et malgré la multiplication chorale des « voix » de musiciens ou de poètes assemblés sur un même plan d’immanence scénique, il apparaît toujours plus nettement que ce théâtre ne ressemble à rien d’autre qu’à lui-même.
Avec Ricercar, cette singularité trouve un nouvel aboutissement : par sa douceur mystérieuse et intense, sa puissance d’évocation, sa lumineuse plénitude, ce dernier travail, tout en s’inscrivant dans le droit fil des créations du Radeau, constitue l’une de ses oeuvres les plus accomplies. Pour atteindre, selon Tanguy, « la théâtralité loin du spectacle », il suffit d’« une matière déchaînée dans la visitation du lieu et du temps théâtral », d’un matériau pauvre et forain, d’un sol précaire sous l’abri d’un chapiteau. Il suffit d’une aire encombrée de chaises et de tables à tréteaux, de lampes à abat-jour, de quelques panneaux et cadres de bois blanc tendus d’écrans translucides manipulés à vue par quelques figures portant chapeau melon ou robe surannée. Creusant et découpant l’espace qu’ils transfigurent, baignant dans une lumière intime dont la charge de silence fait songer à Hopper ou à Georges de La Tour, ce peuple de revenants anonymes déploie sous les yeux captivés du public un dédale de tableaux se succédant comme des vagues.
Ce qui se donne ici à éprouver ne se raconte pas davantage que la musique, à laquelle Tanguy emprunte souvent des titres tels que Chant du bouc, Choral, Orphéon, Coda, et aujourd’hui Ricercar. Ce dernier terme, rappelle Tanguy, « désigne dans sa forme instrumentale l’expression d’un développement polyphonique […] dont la ligne de fuite s’élabore au gré des intersections, renversements et mutations de différents motifs ou sujets… »
Ce théâtre-là ne représente, ne reprend ou ne remplace rien. Il se fixe plutôt pour tâche de nettoyer le regard, de le reconduire au seuil de son énigme propre. Prenant avec douceur son temps, c’est ainsi qu’il rejoint le nôtre par ses bords les plus secrets, poursuivant depuis un quart de siècle un travail d’une exigence exemplaire, pleinement et patiemment contemporain.
A lire Bruno Tackels : François Tanguy et le Théâtre du Radeau (Écrivains de plateau, II), Les Solitaires Intempestifs, 2005
« Pour dire vite, et en vrac, Ricercar pourrait constituer une tentative de figurer l'essence même du théâtre, de tout le théâtre [...] Ricercar s'adressant à chacun sans mode d'emploi (c'est tant mieux) autorise la plus libre interprétation. Pour ma part, j'y verrai volontiers, dans l'idéal, quelque chose comme la projection de lanterne magique de la fin d'À la recherche du temps perdu de Proust, l'orchestration d'une sublime sonate des spectres réitérée à satiété au gré des tournées. » Jean-Pierre Léonardini, L'Humanité, 19 juillet 2008
8, boulevard Berthier 75017 Paris
Entrée du public : angle de la rue André Suarès et du Bd Berthier.