Schutz vor der Zukunft (Se protéger de l’avenir)

En allemand surtitré.

On a pu dire des décors de Marthaler qu'ils sont autant de variations sur le thème de la salle d'attente, lequel n'est lui-même que l'expression visible de son intuition très personnelle du temps et de l'histoire. A en croire ses spectacles, la durée (qui ouvre et lie un passé à un avenir) est aujourd'hui attaquée par un présent pour ainsi dire omniprésent, sans mémoire ni perspective. Sous ses coups de boutoir, les cadences proprement humaines sont comme affolées. Devant un tel danger, le théâtre peut agir sur deux fronts. En imposant ses rythmes propres, il réveille un sens de la plénitude du temps dont la frénésie moderne tend à nous priver. Et par là, il s'ouvre la possibilité de rendre compte, avec ses propres armes, des formes de l'aliénation contemporaine. La scène use ainsi du temps qui aujourd'hui se perd pour nous faire toucher du doigt l'acuité de cette perte.

Marthaler excelle à faire jouer la dilatation du moment théâtral contre la mesure mécanique et abstraite qu’impose l'époque. En cela, son théâtre est profondément musical. La musique y est une figure du temps même : tantôt suivant son cours, tantôt le suspendant pour dégager, au cœur de son tourbillon, les instants immobiles d'où surgissent mémoire ou vision. Aussi Marthaler s'est-il fait une spécialité de créations qui naissent d'une certaine ambiance, d'une succession d'états d'âme agencés et rythmés musicalement. Elles lui sont souvent inspirées par le caractère d'un édifice ou l'atmosphère générale d'une ville. Cette fois-ci, à l'invitation du Wiener Festwochen, que dirige Luc Bondy, Marthaler a choisi de travailler dans une section de l'hôpital Otto-Wagner, à Vienne.

De la part de Marthaler, le choix de ce bâtiment (aujourd'hui désaffecté et rebaptisé « Théâtre Jugendstil ») ne doit rien au hasard. De la fin des années 1930 jusqu'à 1945 au moins, l'hôpital Otto-Wagner a en effet abrité des exterminations d'enfants et d’adultes souffrant de troubles psychiques. Aujourd'hui, d'autres secteurs de cet établissement hébergent encore des malades. Marthaler a abordé cette création à partir de biographies des patients d'hier et d'aujourd'hui, mais aussi étendu son enquête au-delà des pratiques euthanasiques des nazis, jusqu’aux mécanismes de sélection idéologique des élites et de préparation de l’avenir radieux dans l'URSS de Staline.

En matière musicale, des lieder de Schubert, Schumann, Mahler ou Webern, apporteront un contrepoint émotif ; interprétés au piano, des extraits des Préludes et fugues que Chostakovitch composa tandis qu'il vivait lui-même sous la menace de la déportation, voire de la mort, viendront les compléter. Une fois encore, Marthaler a donc pris pour protagonistes des êtres humbles, démunis, livrés à des puissances qui les réduisent à l'état de « vies nues » (Giorgio Agamben) bonnes à broyer. Mais sa réflexion prend ici un tour particulièrement aigu et poignant, et prend valeur d’avertissement : en ces temps où se brouillent les frontières mêmes de l’humain, où les doctrines d’élimination menacent encore de se manifester, il importe plus que jamais de « se protéger de l’avenir ».

Dramaturgie : Stefanie Carp
Musique et collaboration artistique : Markus Hinterhäuser