Deux solitudes contemporaines
Note d'intention
Extraits
Deux êtres abîmés, deux solitudes contemporaines, une rencontre, le voyage qui les mène ensemble de l'ombre vers la lumière.
Louise a vingt ans. Digne fille de son époque, elle n'a été privée de rien et dit pourtant manquer de tout. Elle parle d'amour et aime comme elle consomme, s'attache comme elle zappe, s'enthousiasme aussi vite qu'elle se lasse. Le monde n'est pour elle qu'un assemblage de concepts où l'illusion concurrence le cynisme. Malheureuse sans objet, elle n'aura cessé de courir qu'en se heurtant au réel.
Jean-François avait vingt ans en 1968, pour lui, le monde a été un terrain de jeux où rien ne semblait impossible. Une vie de rires et de libertés, une vie d'amours que la morale semblait enfin tolérer. Et pourtant...
Deux êtres suspendus, deux générations, une époque qui s'interroge et se raconte au travers de cette rencontre a priori impossible.
Qu'est-ce qu'avoir 20 ans aujourd’hui ? Que peut y comprendre un homme qui les avait en 1968 ? Il est homo, engagé. Elle est cynique et désespérée. De leurs échanges, pourtant, il naîtra quelque chose...
Par Théâtre Label Etoile - compagnie Jean-Claude Falet.
Si j'ai directement puisé dans mon expérience et mon vécu l'écriture de Suspendus, ce texte n'en reste pas moins une fiction, création pure, des personnages comme des situations. Sans doute parce que j'ai toujours considéré ce filtre comme absolument nécessaire pour parvenir à dire quelque chose de juste et pourquoi pas, touchant à l'universel...
Il m'aura fallu près de 5 ans pour parvenir à l'écrire, cinq longues années durant lesquelles j'ai laissé le torrent de mes émotions, de mes colères, de mes révoltes et de mes frustrations redevenir cette eau calme où s'est doucement décantée, avec le temps, la matière première de mon écriture, comme se déposent les sédiments dans le lit des rivières et des fleuves...
Sans doute également parce que j'ai appris que le véritable savoir - plus précisément encore que la Culture, comme le suggérait Hannah Arendt - n'est rien d'autre que ce qui reste lorsqu'on a tout oublié.
C'est seulement lorsque les bourrasques des sentiments se sont apaisées qu'advient le temps de l'écriture. Ce temps de la confrontation avec soi, avec ses souvenirs, ses visages du passé qui s'estompent doucement dans la langueur monotone des jours qui passent et que l'on ne voudrait pas oublier...
Longtemps j'ai craint de ne jamais parvenir à ce geste, qui seul permet d'approcher quelques vérités, de les rendre plus prégnantes encore que ne le pourra jamais le témoignage brut, sur le vif, auquel on prête trop souvent aujourd'hui la force de ses faiblesses...
L'écriture dramatique s'est imposée d'elle-même, presque naturellement, comme si je savais profondément qu'il n'y avait que là, dans ce lieu particulier, cette enceinte unique du théâtre, que pourraient se donner à voir, à entendre et à vivre, ces situations ignorées de la grande majorité d'entre-nous...
Ce cadre-là, donc, et aucun autre, pour tenter de dire, à travers Louise ce que je sais du désarroi de ces jeunes gens que les souffrances, le mal-être et le désespoir poussent, a minima vers un cynisme dévastateur pour l'ensemble de la société (on ne saurait construire une société tenable avec des hommes et des femmes qui ne croient plus en rien), a maxima vers un nihilisme qui conduit plus ou moins directement au suicide. Par un geste aussi brutal que radical (le suicide des jeunes de moins de 25 ans est l'un des plus grand défis auquel les sociétés occidentales ont à faire face désormais) ou plus lentement mais tout aussi surement au travers des multiples comportements à risques que nous leur connaissons (alcoolisme, toxicomanie, anorexie-boulémie, démultiplication des rapports sexuels non protégés, inquiétante progression de la courbe des contaminations chez les jeunes femmes).
Dire ce que je sais de ces attaques directes perpétrées par eux-mêmes à l'endroit du désir de leurs parents, ce désir à l'origine de leurs naissances, et peut-être ainsi aider à ce que l'on s'interroge sur les conséquences, mais peut-être plus encore sur le sens de tels actes commis au prix de sa propre vie...
Au travers du personnage de Jean-François, je voulais évoquer les figures de ces hommes et de ces femmes qui s'engagent au quotidien, à la mesure de leurs moyens, avec leurs failles, leurs fêlures et leurs doutes, et tentent d'en sauver d'autres... Tout au moins de leur tendre une main... D'ouvrir, à force de patience et de dévouement, mais aussi, parfois, de ces colères justes et nécessaires, une petite porte vers des lendemains moins sombres... Une fois encore, tenter de dire ces hommes et ces femmes sur les épaules desquelles notre société fait reposer bon nombre d'espoirs sans toutefois leur reconnaître la condition de professionnels... Glissement plein de non-dits d'une charité hier dévolue aux institutions religieuses, dans le giron de la République laïque, sans que toutefois ne soit remis en question le fondement même de cette étrange pratique qui pose comme base même des relations, le déséquilibre entre les parties. Ce que ne permettrait pas la professionnalisation de cette activité. Déni de réalité qui a parfois de lourdes conséquences, non seulement pour les accueillis, mais aussi pour leurs accueillants.
Mais c'est aussi la volonté de dire l'exclusion vers les marges, au même titre que les gens auprès desquels ils s'engagent, de ces hommes et de ces femmes que l'on ne saurait trop accepter ou reconnaître, tant leurs actions nous renvoient l'image de ce que nous préférons ignorer, pour préserver l'aveugle confort de nos quotidiens respectifs... Ces marges dont Michel Foucault disait avec force et raison qu'elles étaient les seuls lieux où l'on peut connaître le véritable état de santé d'une société... Ainsi en est-il pour Jean-François, accueillant AIDES, et homosexuel militant, dans le petit village où il vit...
Enfin, au travers de la confrontation de ces deux personnages, dans ce lieu-contexte si particulier que se révèle toujours être la rencontre, hors du monde mais non hors du temps, ce qui explique ma volonté d'orthographier Suspendus ainsi : « us »- l'horloge du temps n'interrompant jamais sa course, quand bien même on décide de s'arrêter sur le bord de sa vie – Je voulais essayer d'interroger cette société qui est la mienne, en racontant une époque allant des 20 ans de Jean-François en 1968 à ceux de Louise, ici et maintenant.
Poser la question du rapport que cette société entretient avec sa jeunesse, et inversement, du rapport que cette jeunesse entretient avec cette société... Conflit des générations exacerbé qui tend à pousser celle qui arrive, non plus à dépasser les précédentes, mais à s'avouer vaincue avant même d'avoir combattu.
Mais aussi montrer que, quelle que soit la pertinence des discours politiques, sociologiques, philosophiques ou psychopathologiques de la société, ces paroles d'experts dont on raffole désormais ne sauraient rien produire d'efficace si l'on ne s'attache plus à comprendre comment ils s'articulent pour chaque « un ».
Qu'il y a, plus que jamais sans doute, l'urgente nécessité d'interroger l'exception - non dans sa définition du génie, mais bien dans ce qu'elle révèle du particulier – ce « sauf un » qui détermine précisément la démocratie dans ses fondements même (cf. Hannah Arendt, Paul Ricœur et quelques autres) :
La même règle pour tous, sauf un, ce « sauf un » étant à décliner au nombre exact des citoyens d'une société, car il est évident que nous avons tous, un jour ou l'autre, bénéficié de ce statut d'exception, à l'école, à un guichet administratif.. .etc., qui nous a sorti provisoirement de notre condition de chiffre pour nous rendre à notre condition d'être parlant...
Parce que c'est bien de cela dont il est question dans Suspendus : des conditions du retour de la parole, entre elle et lui et du champ des possibles qui dès lors s'entrouvre à nouveau...
Un espace théâtral refusant l'hyper-réalisme décoratif, parce qu'il y a là un lieu-contexte unique, celui de la rencontre, lieu un peu irréel et esthétique, que celle-ci soit poétique pour Jean-François ou macabre pour Louise, lieu qui ne saurait faire l'objet d'une représentation formaliste, fondée sur des codes obligatoirement réducteurs dans leur essence même. D'où le choix de la dématérialisation, y compris des œuvres qui ne seront que projetées en vidéo.
A contrario, la quête du plus grand réalisme se retrouve dans ce qui se joue entre les personnages, par conséquent, c'est dans la recherche même de la vérité émotionnelle par les comédiens, que quelque chose de vrai sera susceptible de se donner à voir , à entendre et à vivre... Il s'agit ici pour eux, comédiens, non pas de revêtir de leurs propres peaux les mannequins vides de tout contenu des personnages, mais bien d'essayer d'habiter avec la chair de leurs émotions, le costume de leur personnage...
Franck-Olivier Laferrère
J’ai cherché dans la vieille boîte en carton où j’ai rangé nos photos. Il y en a plusieurs qui ont été prises sur cette plage, mais nulle part, je n’ai trouvé son nom. Des dates, oui... Été 79, notre premier été ensemble... Mais pas de nom... On devrait toujours inscrire les noms de nos souvenirs !
On devrait penser qu’un jour, on devient vieux et que tout ce qu’il nous reste alors, ce sont eux, nos souvenirs...
(...)
J’ai vingt ans, on me prénomme Louise et je n’ai pas de nom.
J’ai vingt ans, je m’appelle Louise et je voudrais crever.
Je suis la digne fille de cette époque, charnier d’une jeunesse condamnée avant même d’être née. J’ai la bouche pleine de mots-cadavres qui ne suffisent jamais à dire mon désespoir tout entier.
J’ai voulu croire que je pouvais aimer, qu’il y en aurait un, au moins, pour me sauver... Mais ça n’était qu’un rêve de petite fille... Les hommes ne servent à rien... Je le sais parce qu’il y en a eu plein. Plein... Un nouveau chaque matin... Jusqu’à sentir le dégoût transpirer par chacun des pores de ma peau... Jusqu’à ce que je sois sûre. Alors seulement j’ai tout dit à mes parents. Tout, vraiment tout, sans omettre le moindre détail... Sans rien leur épargner... À elle comme à lui... Dans leurs yeux bovins.
J’ai vingt ans et ma vie est plombée.
J’ai vingt ans et je me sais condamnée.
(...)
Et puis sans doute que le jour où l'on a fait son chemin, où l'on sait quelque chose de ces torrents souterrains qui sont à l'œuvre chez l'être humain... On ne sait plus haïr personne, Louisette... Tu verras...
(...)
Mais le soir, lorsque j'essaie de regarder les étoiles comme nous le faisions depuis ta terrasse, je n'y parviens pas... On croirait qu'elles ont fui le ciel de Paris... Je sais bien que cela tient à la trop grande clarté que produit la ville... Je me souviens du soir où tu me l'as expliqué... Il faisait doux et le ciel était magnifique... Douze étoiles filantes en une seule fois.. .C'était incroyable... Si beau, si tendre... Comme tout ce que tu m'as donné durant ces deux mois... Tu me manques mon petit Jeff... Mais je tiens le coup, je fais face... Je suis forte. Je le sais désormais, grâce à toi...
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