Charles Reznikoff, figure du mouvement objectiviste, est l’astre obscur de la poésie américaine du 20e siècle. Le recueil Testimony, est le fruit de 30 années de travail où Charles Reznikoff a recueilli des témoignages prononcés devant les juges et les jurés, consignés dans les annales judiciaires. La mise en vers de ces objets de langage que constituent les témoignages est une transmutation inespérée qui préserve les blocs bruts de langue américaine dans une rythmique – une musique – puissante et limpide.
Testimony conçu comme un récitatif scénique se propose de les re-mettre en bouche, en voix. En bouche par Vitya Ponomarev, sa présence massive, son accent indécidable qui charrie des ailleurs comme la langue américaine de Testimony charrie les syntaxes suédoises, irlandaises, polonaise… Sa technique incisive et sèche. En voix et en sons par Sophie Agnel qui introduit – au sens premier – la brutalité des objets contemporains dans le corps même du piano.
Deux interprétations mises en regard et non en contrepoint, qui littéralement s’affrontent, font front : accords et désaccords, frottements et chocs, concorde ou discorde.
D'après Testimony, recitative de Charles Reznikoff, traduction Jacques Roubaud et Marc Cholodenko.
Les mots mêmes qui constituent les poèmes de Testimony ont tous été prononcés par des bouches humaines avant d’être consignés dans les annales judiciaires, puis rendus à la vie par le poète Reznikoff. La mise en vers de ces objets de langage que constituent les témoignages est une transmutation inespérée qui préserve les blocs bruts de langue américaine dans une rythmique - une musique – puissante et limpide (« Une canzone est une composition de mots mis en musique » Dante). Ce récitatif est aussi une invite à les remettre en bouche, en voix…
Depuis la lecture de Roubaud dans la Revue de littérature générale, la recherche difficile de sa propre traduction du premier livre de Testimony, épuisé et introuvable, et la commande aux Etats-Unis du recueil intégral, cette oeuvre me hante. Il y a trois ans, y revenant une fois encore, il m’apparut comme une nécessité de mettre ces poèmes sur scène. Mais cela, comment ? Aussitôt l’évidence du piano préparé (elle préfère étendu) de Sophie Agnel, et l’évidence du corps et de la voix de Victor Ponomarev.
Le temps a permis de démêler un peu cette évidence.
Victor Ponomarev, acteur russe à la présence massive, a un indécidable accent qui charrie des ailleurs, comme l’américain de Testimony charrie les syntaxes suédoise, irlandaise, polonaise. Sa biographie d’homme russe aux plusieurs vies, dont une formation de comédien à la russe, n’est par ailleurs étrangère ni à son intense présence sur scène, ni à une certaine densité de réalité dans les vers de Testimony.
Le piano préparé, étendu, de Sophie Agnel, inverse la relation à son propre medium que propose Testimony : Reznikoff, en véritable maître, a transmuté le matériau verbal le plus prosaïque par les ressources de la plus haute poétique ; Agnel introduit – au sens premier : elle joue de cendriers en aluminium, de feuilles de métal, de gobelets en plastique dans le piano– la brutalité des objets contemporains dans le corps même du piano, accomplissement instrumental de la culture occidentale. On a pu écrire d’elle qu’elle mettait le monde dans son piano. En toute objectivité, elle crée un monde sonore.
Notre intention - mettre sur scène - est de présenter les poèmes comme des objets en eux-mêmes, et laisser l’auditeur à ses propres conclusions, à ses émotions.
Reznikoff : Je vois une chose. Elle m’émeut. Je la transcris comme je la vois. Je m’abstiens de tout commentaire. Si j’ai bien décrit l’objet, il y aura bien quelqu’un pour en être ému, mais aussi quelqu’un pour dire « Mais, Bon Dieu, qu’est-ce que c’est que ça ? » Peut-être les deux ont-ils raison.
N’ayant néanmoins pas la naïveté de penser pouvoir échapper à l’interprétation, nous tenterons d’ouvrir la perception du poème en mettant, sur scène donc, en regard et non en contrepoint ni en accompagnement, deux interprétations, qui littéralement s’affrontent, font front : accords et désaccords, frottements et chocs, concorde ou discorde.
Les « deux choses adjointes ne forment pas une troisième chose, mais suggèrent une relation fondamentale entre elles. » L’espace de sens et de son qu’ouvre la relation fondamentale, mais souterraine, entre la voix et le piano, offrira à l’auditeur/spectateur, espérons-le, un champ de perception émotionnelle autonome.
Henri Jules Julien
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