Spectacle en hongrois surtitré.
À l’heure où aucun despote ne règne plus, pourquoi se replonger dans l’odyssée du Père Ubu ?
En effet, peut-on encore, dans notre monde ouvert et civilisé, trembler en imaginant les ravages d’une machine à décervelage sur nos esprits sagaces ? Ou frémir à l’idée d’être ponctionnés par une fantastique pompe à phynances ? Non, bien sûr.
Rassurons-nous : personne de nos jours ne cherche plus, par les moyens les plus brutaux, à se procurer un parapluie, ou à semer la misère et la désolation dans le seul but de manger plus souvent de l’andouille… On pourra donc rire sans mélange aux facéties toujours vertes d’Alfred Jarry, absurdités fomentées en 1896 dans le seul but de semer la merdre.
Un projet qu’il allait jusqu’à énoncer : « Il fallait que la pièce ne pût aller au bout et que le théâtre éclatât. » Sous le signe de l’esprit d’inventivité et de la folie créatrice, Alain Timar a dirigé la troupe d’acteurs du théâtre hongrois de Cluj, témoins privilégiés des garanties sans faille de la démocratie, qu’il a encouragés à « transgresser avec entrain les conventions théâtrales ».
Dans cet Ubu Roi joué en hongrois, chaque acteur peut se retrouver dans la peau du bon ou du méchant, du gagnant ou du perdant en fonction de l’humeur ou de l’histoire. Tous seront donc tour à tour nobles et conjurés, conseillers et larbins de phynances, gardes, capitaines ou ours…
Que chacun vienne cependant sans crainte : contrairement au public de la fin du XIXe siècle, nul ne risque plus aujourd’hui « d’être stupéfait à la vue de son double ignoble, qui ne lui avait pas encore été entièrement présenté ».
D’une blague de lycéens farceurs, Ubu roi est devenu, sous la férule et la plume d’Alfred Jarry, une oeuvre monstrueuse et mythique à bien des égards :
- par sa réputation, d’abord : qui ne connaît pas le couple Ubu ? Leur inénarrable et célébrissime aventure est passée à la postérité… et même dans le langage courant avec le mot ubuesque qui désigne un caractère comiquement cruel et couard,
- par le nombre de personnages, ensuite : une bonne vingtaine ainsi que les peuples des villes et des champs, des nobles, des courtisans, pas moins de deux armées, un ours et des fantômes !
- par l’extraordinaire foisonnement d’idées, enfin, et une liberté de ton tant au niveau du fond que de la forme. Dans ce dépassement des limites, ce franchissement allègre du raisonnable, on reconnaît à coup sûr une veine surréaliste.
Quel plaisir de s’emparer d’une pièce où souffle un vent de révolte et d’insubordination extrême ! Ubu roi dénonce bien sûr les systèmes politiques qui engendrent folie et absurdité de la course au pouvoir, raille les dictateurs accomplis ou en herbe prêts à d’invraisemblables compromissions pour arriver à leur fin, mais plus encore porte un regard caustique mais lucide sur les comportements humains, le tout dans un grand éclat de rire impertinent et salvateur. Le merdre et le cornegidouille du Père Ubu résonnent aux quatre coins du monde pour mieux lancer un défi universel à la bêtise arrogante et triomphante, l’avidité sans scrupules, la bassesse, la veulerie, les lâchetés de vos pauvres frères en la mort, comme l’écrit Albert Cohen. Rions des faiblesses de l’humanité, mais regardons bien dans le miroir : il y a du Père et de la Mère Ubu en nous, du meilleur et du pire, de l’ombre et de la lumière, du fort et du faible, du valet et du maître, du masculin et du féminin, du héros et du traître, du saint et du criminel. Ces personnages nous ressemblent : rions donc de bon coeur… et d’abord de nousmêmes, rions à nous en faire péter la panse.
C’est dans ce contexte de dérision, d’autodérision et de férocité joyeuse que les acteurs traversent leurs personnages (avec un s), car ici l’habit fait le moine, autrement dit le costume fait vivre le personnage. Oui, chaque acteur peut se retrouver dans la peau du bon ou du méchant, du gagnant ou du perdant en fonction de l’humeur ou de l’histoire. C’est dire combien la dépense physique, l’énergie vitale, une sorte de voracité organique doivent pulser le rythme du spectacle. J’emploie sciemment ici le mot spectacle car il contient cet esprit d’inventivité et de folie créatrice dans lesquels je souhaite plonger, quitte à transgresser (et avec entrain) les conventions théâtrales. Regardons, nos acteurs entrent en scène… Les ububerlus déferlent : ils démolissent avec joie, dénoncent avec rage, mais pour mieux ré-enchanter le monde. Ils ont retrouvé l’ingénuité, l’insolence et le pouvoir d’émerveillement de l’enfance, un peu comme Miró ou Picasso à la fin de leur vie. Je pense aussi à Paul Klee et à Jean Rouch. Le premier pour ses sculptures : petites figurines naïves aux couleurs vives réalisées avec des morceaux de bois, des bouts de ficelles et de chiffons, source d’inspiration certaine pour l’univers plastique. Le second en tant que cinéaste ethnographique et par rapport au jeu des comédiens. Je revois ce fascinant film documentaire tourné au Ghana Les Maîtres fous (1954) sur les cultes des Hauka, de l’extrême engagement des participants et de la violence qui se dégageaient de ces danses de possession. Nos ububerlus doivent porter en eux ce rituel d’expiation, exutoire des malheurs du monde, de la cruauté de l’être humain et donc reflet de notre civilisation. Décidément, le théâtre occidental a beaucoup à apprendre de ces rituels animistes ancestraux du continent africain.
En conclusion et en réaction à la logique rationnelle d’un Descartes et de son fameux : « Je pense, donc je suis », cet Ubu roi-là pourrait se placer sous le signe de la réflexion cabalistique suivante : « Je lis, j’interprète, je critique, je m’oppose, j’écoute, j’écris, je questionne, je réponds, je cite, je ris, je raconte, je nomme, je discute, j’interpelle, je prie, j’apprends, j’enseigne, je vis… donc je suis. »
Alain Timar
Square de l'Opéra-Louis Jouvet, 7 rue Boudreau 75009 Paris