Un jour ou l’autre est un diptyque porté par deux styles d’écriture. Ces deux tableaux mettent en scène deux mondes différents dont les protagonistes ne se croisent pas et dont la connexion n’apparaît qu’à la toute fin.
Pour le premier, un dénuement rendu par des phrases très courtes, très épurées, au vocabulaire minimaliste, au rythme très particulier et à la musicalité poétique, et pour le deuxième, un parler direct, une joute verbale brute et triviale.
Le premier univers : celui de Bill et Bertha, un couple de déficients mentaux, unis peut-être par un certain désengagement des services sociaux. Accrochés l’un à l’autre, partageant leurs peurs mais aussi leurs petits bonheurs, ils vivent seuls en logement social depuis que l’institut spécialisé qui les accueillait a fermé. Isolés dans leurs routines compulsives et cocasses, dans l’attente de “la” visite hebdomadaire de leur nièce, ils se sentent cernés par la menace de l’extérieur. Terrifiée par le dehors, l’imprévu, le téléphone… Bertha s’accroche à de minuscules rituels. Son rapport plus qu’improbable aux objets et au temps la rend entièrement dépendante de Bill. Celui-ci gère leur quotidien, alternant railleries et réconfort, jouant l’homme fort. Mais il ne sera pas là pour la protéger au moment où l’extérieur fera irruption de la façon la plus violente.
Le deuxième univers : celui de Dave et Jackie, de l’autre côté de la ville, dans un bar à vin à la fin du service de midi. Dave, le patron, transmet à sa serveuse Jackie un message téléphonique de son fils malade dont elle est sans nouvelles depuis cinq ans. Dave qui espère profiter de son émotion, ouvre une bonne bouteille et lui propose une virée au bord de la mer pour fêter ça. S’ensuit un échange verbal cru où alternent confidences et jeu de séduction. D’abord déconcerté par la verdeur des réparties de Jackie à ses avances, Dave, tout en se dévoilant seul, fragile et sentimental, persiste dans sa conquête. Jackie finit par se laisser séduire par l’idée d’une escapade, et laisse un message à son oncle Bill en s’excusant d’annuler sa visite hebdomadaire, sans rien deviner du drame qui se joue ou s’est joué en son absence.
« McLean est une autrice au réalisme cru et farouchement empathique d’une extrême habileté. Elle transcende l’ordinaire, créant des personnage instantanément reconnaissables par des dialogues aussi minimalistes qu’incisifs. (…) Mais le plus frappant dans Any Given Day, c’est la façon dont ce mélange intense de comédie et de drame imprègne les personnages, de sorte qu’on ne rit jamais d’eux, mais avec eux. Il en résulte une pièce que vous aurez du mal à oublier. » Robert Hurwitt, San Francisco Chronicle
« La pièce de McLean se passe sous la pluie de Glasgow, mais les thèmes qu’elle explore avec une candeur brutale sont universaux. L’audace dont fait preuve l’autrice écossaise en matière de forme et de structure donne aussi au texte une dimension atemporelle. » Karen D’Souza, San Jose Mercury News
« Il est banal de se dire qu’un jour ou l’autre, quelque chose va arriver qui changera notre vie, en mieux ou en pire. Mais quand Linda McLean explore subtilement cette thématique, ça n’a rien de banal. C’est magnifique. Sa pièce offre tout ce que l’on attend du théâtre : un grand huit d’émotions, du ravissement à l’horreur totale en passant par le désespoir avant de repartir pour un tour. » Charles Kruger, Theatre Storm
Ma rencontre pleine et forte avec Linda McLean, en 2010, lors d’une résidence à Théâtre Ouvert pour la traduction de Fractures, est le début d’une longue et exaltante complicité. En collaboration avec Sarah Vermande, nous avons depuis traduit sept de ses pièces. Quand Linda m’envoie cette pièce en diptyque, sous le titre anglais de Any Given Day, je la lis d’une traite, en apnée. Le théâtre de Linda McLean, en prise avec la réalité et les problèmes sociaux ou sociétaux - ici, le déclin du système psychiatrique et la solitude - ne juge pas mais questionne. Cette préoccupation de l’état du monde s’est imposée à moi.
Dans une société consumériste et libérale où l’on n’hésite pas à culpabiliser les victimes, les plus démunis, pour promouvoir, sans le dire, une forme d’individualisme sauvage, comment faire entendre sans misérabilisme, derrière le fait divers banal, le souffle des laissés-surle- carreau, pauvres paumés perdants, les inaptes en tous genres, fracassés par des drames intimes, que Linda Mclean a choisis comme héros de ses presque tragédies ?
C’est cette préoccupation, cette soif d’humanité, qui motive mon engagement depuis des années avec un travail artistique réalisé auprès de populations en difficulté - personnes en situation de handicap dans un foyer de Montreuil avec Olivier Brunhes, ou femmes victimes de violences intrafamiliales en Saône-et-Loire avec Valérie Gaudissart - et qui trouve ici un matériau idéal pour s’inscrire dans l’univers du théâtre. Chantal Morel parle de « cet espace de l’échange, là où il existe une chance de perdre l’individualisme mortifère de nos sociétés. »
Blandine Pélissier
53, rue Notre Dame des Champs 75006 Paris