Le feuilleton théâtral prend un nouveau tournant. Les personnages sont les mêmes, mais sous un éclairage nouveau. Le metteur en scène Bruno Geslin installe le trouble. Ambiguïtés, fragilités, soupçons dérapages incontrôlés : cette fois, la faille est à l'intérieur des êtres.
En septembre 2012, Mathieu Bauer lançait les premiers épisodes du feuilleton théâtral devenu un rendez-vous régulier avec le public. On y découvrait Pascale, Nabil, Hugo, Nathalie et les autres, réunis par un cas de force majeure : l'écroulement d'un immeuble. Les prisonniers des décombres qui s'en étaient sortis sains et saufs, tentaient de donner à leur vie une couleur un peu différente. Et le jeune directeur du cabinet du maire qui avait fait face au désordre provoqué par la catastrophe, démis de ses fonctions, se prenait à rêver à la conquête de la mairie.
Après avoir signé trois spectacles, le directeur du Nouveau Théâtre de Montreuil confie la suite de l'histoire au metteur en scène Bruno Geslin. Avec Hors-sol, on s'éloigne de la fable sociale pour se rapprocher de l'atmosphère sombre du thriller psychologique. On y retrouve la médecin, Nathalie qui travaille dans un centre pour jeunes migrants, Nabil, le jeune cinéphile qui a soif de filmer le monde, Hugo qui cherche sa voie et Pascale, l'agent de police qui joue à la justicière. Désormais liés par leur histoire commune, ils traversent, chacun, une période de déstabilisation. Ces personnages familiers pour les spectateurs qui auront suivi le feuilleton se fêlent et dévoilent leurs contradictions, leur découragement, leur brutalité aussi. D'autres personnages apparaissent, notamment une juge d'instruction chargée qui touche l'un d'eux. Des liens inattendus se tissent et, face à sa tempête intérieure, chacun doit faire des choix délicats. L'un d'eux a perdu une bataille : s'en remettra-t-il ? Une autre va-t-elle affronter l'hostilité dont elle fait l'objet ? Et pour ceux qui franchissent les limites, jusqu'où le déséquilibre va-t-il les mener ?
Autour d'eux, le paysage urbain lui-même se teinte d'ambiguïté : entre la maison et la rue, entre l'intime et le social, les frontières se brouillent. Comme dans ses précédents spectacles (Dark Spring, Mes Jambes si vous saviez, quelle fumée,...), Bruno Geslin ausculte les failles qui sont en nous, la peur, l'aveuglement, le désir, le doute... Cet homme d'images inspiré par l'atmosphère inquiétante du cinéma de Georges Franju, et l'humanisme des films de Raymond Depardon, invite aussi l'image vidéo sur scène pour mieux interroger la complexité humaine. Bienvenue en zone trouble...
Une Faille est né du pari d'aviver l'appétit pour le théâtre. Suite à l'accueil enthousiaste des 8 premiers épisodes (46 représentations, puis tournée de la version intégrale au TNS, à la Comédie de Reims, à la Comédie de Caen, au Théâtre de la Croix- Rousse et à l’Espace Michel Simon de Noisyle- Grand), la saison 2013-2014 présente 4 épisodes inédits du feuilleton théâtral Une Faille. La Saison 2 s’empare d’un thème délicat : la justice dans la cité.
Un peu comme un capitaine de bateau, Mathieu Bauer transmet les commandes d’Une Faille à deux artistes invités : Bruno Geslin et Pauline Bureau. Ils sont à la fois embarqués dans le processus de création du feuilleton et libres de mettre le cap sur de nouvelles dimensions. On pourra ainsi suivre au plus près l'évolution de cette espèce d' « objet artistique durable ». Participer à cette aventure théâtrale c’est, à ses yeux, devenir responsable d'un projet artistique rêvé par un autre. Selon Bruno Geslin, « Cela relève de l'adoption, expliquet- il joliment. C'est comme aimer un enfant que vous n'avez pas conçu : votre rôle est de le faire grandir. ». Bruno Geslin, homme de théâtre et d'images fasciné par le rapport entre art et réalité travaille régulièrement au contact d'amateurs et à partir de témoignages et de récits autobiographiques.
Nous retrouverons les personnages Nabil, Nathalie, Hugo et Pascale et ils seront rejoints par de nouveaux personnages. Une affaire de démêlés avec la justice va tous les réunir. Comme les fois précédentes, les épisodes ont pour cadre Montreuil. Les textes écrits par Sophie Maurer s'inspirent de la réalité de la ville, qui abrite plusieurs institutions judiciaires - notamment le siège de la Protection judiciaire de la jeunesse de Seine-Saint-Denis et la Cour nationale du droit d’asile.
Pourquoi avez-vous accepté de mettre en scène les deux premiers épisodes de la saison 2 de ce feuilleton théâtral ? Bruno Geslin
Quand Mathieu Bauer m'a fait cette proposition, un élément a beaucoup joué dans ma décision : l'espace de liberté présent à l'intérieur de la commande. Dans le cas d'un spectacle personnel, vous le portez pendant plusieurs années, il vous accompagne : il y a une nécessité. Ici, dans le cas d'une commande, je dois trouver la nécessité personnelle à l'intérieur d'un cadre. Je la trouve dans la dimension de laboratoire. C'est l'occasion d'aborder sous un angle inhabituel des questions qui reviennent dans mon travail, de les déplacer sur un terrain inconnu.
Dans le processus de création, j'ai eu la possibilité de questionner l'élaboration même du spectacle. Ainsi, les scénaristes et l'auteure donnent forme au texte (à l'heure où je vous parle, il est encore en cours d'écriture), mais j'ai travaillé avec eux sur le découpage des scènes des deux épisodes. Cette aventure reste un défi. Je vais travailler avec une équipe de comédiens que je ne connais pas (exceptée Lou Martin- Fernet, avec qui j'ai travaillé au conservatoire de Montpellier, lorsqu'elle était élève), même si je m'entoure de mes collaborateurs habituels pour les lumières, la vidéo et le son.
La forme du feuilleton est inhabituelle au théâtre. De quelle manière cela vous inspire-t-il ?
A ma connaissance, c'est l'une des premières tentatives au théâtre. Plutôt que de « série », je préfère parler de « feuilleton ». Ce mot a quelque chose de désuet. Cela me fait penser à de vieux feuilletons télévisés des années 1970, comme Belphégor ou la Planète des singes, qui m'a marqué. Aujourd'hui, je suis spectateur de séries américaines comme The Killing ou Breaking Bad. En général, je regarde les trois premières saisons. Ensuite, cela m'intéresse moins, je trouve que cela s'épuise. Il faut se rendre compte que les séries télévisées occupent une place de plus en plus importante dans nos vies. C'est une forme de consommation. On veut voir l'épisode suivant, puis le suivant, et encore le suivant... Il y a une vraie addiction. Il ne faut pas oublier qu'elles dépendent d'une logique économique, comme le montre la présence systématique de la publicité.
Pour les metteurs en scène, le principe du feuilleton permet de réfléchir à une forme différente de théâtre. On a la possibilité de suivre un personnage dans le temps, de voir évoluer son parcours. Dans l'écriture, on peut être dans l'immédiat, et réagir aux événements et à l'actualité. Le feuilleton théâtral permet d'inventer aussi une autre relation avec le public qui nous suit dans la durée.
Comment allez-vous abordez le texte dramatique fourni par l'équipe d'Une Faille ?
Habituellement, je pars d'un texte et je m'imprègne de l'univers qu'il dégage. Je mène une cherche comme un détective privé, en réunissant des éléments biographiques sur l'auteur, en trouvant des correspondances, en me mettant en immersion. Sur Une Faille, c'est différent. Ceci dit, je compte utiliser le texte comme un matériau, le faire résonner avec le travail du plateau. Je vais peut-être le maltraiter, ou pas...
Les épisodes créés cette saison ont pour thématique commune la justice. Vous avez choisi de traiter non de l'institution judiciaire mais de la notion personnelle que l'on peut avoir de ce qui est juste ou pas. Pourquoi ?
L'idée de justice, c'est vrai, évoque les tribunaux, mais je souhaite parler du libre arbitre personnel. Nous sommes tous confrontés à cela : on prend des décisions qui ne sont pas toujours les bonnes. Et en menant des ateliers de théâtre avec des détenus en maison d'arrêt ou en centrale, j'ai rencontré de nombreuses personnes, qui avaient des parcours extrêmement dramatiques. Très souvent, leur destin s'est joué en cinq minutes, et ces cinq minutes ont déterminé le reste de leur vie. Ce qui m'intéresse, c'est de réfléchir à la violence : non la violence elle-même, mais la manière dont on peut s'en retrouver dépositaire et l'exercer. Il y a, en nous tous, quelque chose qui peut basculer vers la violence. L'idée que le bien et le mal sont nettement séparés, qu'il y a des « bons » et des « mauvais », est un mensonge. C'est ce que nous montre l'Histoire... Je pense à la période de l'épuration, où les femmes soupçonnées ont subi des traitements effrayants de la part de gens ordinaires.
On ne peut jamais être certain de ne pas être confronté, un jour, à une situation qui nous dépasserait à laquelle on répondrait de la mauvaise manière. L'individu, même en vivant toute une vie avec soi-même, possède une part en sommeil, que l'on préfère largement laisser enfouie. Dans une situation particulière, cette part de violence, de lâcheté, de peur panique peut se réveiller et changer définitivement le cours de notre vie. C'est la complexité humaine. Si on fait le travail nécessaire, suivant le moment, les rencontres que l'on a faites ou la connaissance de soi, on peut développer des armes pour décider, choisir, et réagir de la meilleure des façons.
Je fais du théâtre non pour donner des leçons, ni apporter des réponses mais, déjà, pour m'éprouver moi-même. Et peut-être apporter des questions au public. Avec Une Faille, je voudrais questionner le caractère imprévisible de l'humain.
Les personnages d'Une Faille, que l'on connaît déjà, se retrouvent dans des situations troublantes. Quel effet voulez-vous produire ?
Je tiens à ce que les deux épisodes que je mets en scène soient beaucoup plus sombres que les précédents. J'ai envie de mettre les personnages à l'épreuve, de leur faire vivre des situations qui les plongent dans une forme de tempête intérieure. Ils vont donc se retrouver dans des situations pas très confortables – sur le plan de la sensation, de l'atmosphère. C'est une part de moi-même que j'apporte là, car la question du trouble est souvent présente dans mon travail, que ce soient les troubles de l'identité, du corps ou de la sexualité.
J'aime me demander comment un personnage réagira si on l'inscrit dans un certain environnement. Il y a là quelque chose d'ordre expérimental. Dans la vie, je trouve que la perturbation a quelque chose d'extraordinairement vivifiant. En tant que metteur en scène, il y a quelque chose d'excitant, de joyeux même, à pouvoir perturber les parcours des personnages déjà dessinés. Du côté du jeu d'acteurs, cela devrait être vraiment intéressant. Les comédiens ont déjà élaboré le profil de leur personnage. Ces personnages que j'ai d'ailleurs acceptés sont déjà consistants, établis. C'est seulement à cette condition que je peux les perturber.
Est-ce que vous avez envie de perturber aussi les spectateurs ?
J'essaie toujours de ne pas proposer une confrontation directe avec les questions que j'aborde, que le public pourrait rejeter. Dans le spectacle sur le photographe Pierre Molinier [Mes jambes, si vous saviez quelle fumée], j'avais envie que les gens en sortant se disent « pourquoi pas ? », que cela ouvre une faille,... justement. Ici, j'ai envie que les spectateurs se demandent « et moi, comment aurais-je réagi ? ». Pour que le public se pose ces questions, il faut qu'il puisse s'attacher aux personnages, qu'il puisse s'identifier à eux, qu'il soit au plus proche de leur tempête intérieure. S'il la noirceur domine, le public reste dans un jugement moral, ce n'est pas très intéressant. L'intérêt du feuilleton est que les épisodes précédents ont déjà construit un rapport d'empathie avec eux, cela aide.
Dans quel espace les personnages vont-ils évoluer ?
Dans sa mise en scène, Mathieu Bauer avait choisi un espace scénique qui se construit à vue : j'ai envie de garder ce principe. Il n'y aura pas de reconstitution réaliste de ville, mais plutôt des impressions. Je désire interroger la frontière entre dans l'espace urbain. Car je n'oublie pas que Montreuil est l'autre personnage de ce feuilleton. Je veux interroger la porosité des espaces privés : ces moments on l'on ne sait plus très bien si on est chez soi ou dehors. Par exemple, quand le bruit de la ville envahit notre appartement, ou quand un réverbère éclaire une chambre, la nuit.
Je voudrais aussi rendre l'effet cinématographique de la profondeur de champ qui permet de montrer des scènes qui se déroulent au même moment. C'est la réalité de la ville : on est chacun l'acteur de notre vie et, tout autour, ça bruisse d'autres existences. Il y a quelque chose de vertigineux quand on pense à toutes ces situations qui se produisent au même moment, autour de nous... Cette réflexion sur l'espace intérieur et l'espace extérieur sera nourri par le travail de la sonorisation des voix et de l'ambiance sonore. Pour le son, je souhaite donner l'impression au spectateur qu'on lui raconte l'histoire de tout près, à l'oreille, comme dans les séries télé. Et puis, le public va retrouver la musique de Sylvain Cartigny et la présence des musiciens sur le plateau.
Comme dans la plupart de vos spectacles, vous utilisez des images vidéo. Quel rôle jouent-elles ?
J'ai un parcours de photographe et de vidéaste et le travail de l'image est au coeur du théâtre que je fais. A chaque fois, j'essaye de me poser la question de l'image juste au théâtre : ce sont deux forces et deux temps différents et il faut faire en sorte qu'ils participent à un même équilibre. L'image vidéo n'est pas juste si elle se contente d'être explicative, ou si elle répond à un manque. Ici, la vidéo sera plutôt un horschamp. Elle permettra d'évoquer l'univers mental d'un personnage, ou de troubler la perception de la scène. Pour l'instant, j'ai des images fortes en tête. Elles servent de moteur à la conception du spectacle. Si mes premières impressions sont bonnes, elles pourront faire corps avec le spectacle.
Quelles sont vos sources d'inspiration pour cette mise en scène ?
Je pense aux films de de John Gray comme Little Odessa (1994, l'histoire d'un tueur à gages qui revient dans le quartier de son enfance, à Brooklyn), ou les oeuvres du cinéaste Georges Franju, comme le film d'épouvante Les yeux sans visage (1960). Un roman comme Harlem Quartet de James Baldwin (1979) dans lequel on suit des parcours de vie sur plusieurs des années est aussi une de mes références. Je suis aussi inspiré par le travail photographique de Raymond Depardon, et par ses films aussi : au milieu des situations terribles qu'il filme, on perçoit son regard- un regard très humain, bienveillant, sublime.
Propos recueillis par Naly Gérard (22 novembre 2013)
63, rue Victor Hugo 93100 Montreuil