Le XXème siècle a produit nombre de musées imaginaires – espaces physiques ou productions mentales, inventant des modèles alternatifs à l’espace d’exposition traditionnel. Avec le Natural Beauty Museum, Patricia Allio et Éléonore Weber formulent une contre-utopie scénique, où l’espace muséal est chargé de présences réelles et virtuelles, diffractant la place de la nature dans notre imaginaire.
À l’intérieur de ce « musée de la beauté naturelle » – où l’art aurait disparu au profit du paysage –, les acteurs/visiteurs arpentent des salles qui semblent étrangement vides et paisibles. Au cours de la visite, des invités apparaissent, des dispositifs interactifs s’enclenchent – outils d’intensification des émotions, panoramas tactiles, générateur de description de paysages...
Au fil de cette exploration fantaisiste, des témoignages et des interventions viennent peu à peu creuser les contradictions, déréglant la logique de ravissement à l’œuvre dans la contemplation de la nature : la « pastorale » dissimule une inquiétante étrangeté, une sorte de trouble qui affecte tous les niveaux de la perception.
Avec ce musée spéculaire et spéculatif, Allio & Weber poursuivent leur entreprise documentaire et critique. Traquant les symptômes de l’époque, elles les retournent, puis en font des propositions performatives, mettant en scène (et en crise) la logique du discours normatif, sa structure, ses impensés. Natural Beauty Museum revisite notre relation à la norme du beau et notre besoin de sublime, en s’attachant à un nouveau symptôme que les deux auteures metteures en scène ont appelé le « syndrome du paysage », et dont nous sommes tous un peu atteints.
Votre travail s'ancre souvent dans un fait divers ou un cas particulier, valant comme symptôme d'un ensemble de questions plus vaste. Quel a été le déclic pour vos recherches sur Natural Beauty Museum ?
Patricia Allio : Repérer des nouveaux symptômes et les considérer comme des propositions, c’est une des tâches créatrices que nous nous sommes données depuis 2008. « Symptôme et Proposition » est d’ailleurs le nom et l’objet de notre association initiale. C’est pour nous une manière d’ausculter notre époque et de dépathologiser le cas limite ou le symptôme en question, en le déplaçant dans le champ esthétique. Dans notre dernière pièce Premier Monde, c’était la Caminata Nocturna, jeu de rôle mexicain dans lequel de vrais migrants jouent le rôle de la police des frontières ou des passeurs, tandis que les touristes endossent le rôle de migrants. Dans Un inconvénient mineur sur l’échelle des valeurs, c’étaient les Wanabee, c’est à dire les amputés volontaires. Nous aimons explorer la construction de la norme et la façon dont elle travaille et informe nos corps et notre pensée. Dans Natural Beauty Museum, nous nous attachons cette fois à la norme du beau et à notre besoin de sublime. Une de nos hypothèses, c’est que le rapport à la catastrophe naturelle est la nouvelle forme qu’a pris le sublime au XXIème siècle.
Eléonore Weber : Avec cette pièce, il y a un changement de méthode, ou plutôt une évolution. Auparavant nous partions d'un cas limite, une situation exceptionnelle ou marginale, dont nous pensions qu’elle pouvait renverser nos logiques ordinaires. Nous nous intéressons maintenant à l’une des émotions les plus communes et les plus partageables : celle que procure la contemplation de la nature. Il nous a semblé qu’aujourd’hui, le rapport esthétique au sublime se jouait moins devant une peinture de Turner qu’à travers les milliers de films tournés par des passionnés de tempêtes, d’avalanches ou de typhons. Il y a sur YouTube une prolifération de vidéos montrant des paysages ou des catastrophes. Chacun peut témoigner de sa propre expérience du sublime. Parfois, les gens échouent à restituer quoi que ce soit de grandiose. Certaines vidéos sont étrangement décevantes. Il ne se passe rien ou si peu de choses, à peine un éclair, un coup de vent. Celui qui filme espère un débordement qui n’a finalement pas lieu, ce qui produit un effet comique. D’autres vidéos sont impressionnantes, d’autres encore sont obscènes. S’il suscite des joies intenses, le rapport au beau naturel peut aussi être vécu comme un ratage, une déconvenue ou même une tristesse. C’est à partir de ces ambiguïtés que nous avons imaginé le syndrome du paysage.
À quels paradoxes du sujet contemporain vous paraît reliée la question du paysage et de la nature ?
Eléonore Weber : Nous sommes dans un monde où la nature redevient peu à peu l’unique réponse aux questions sans réponse. Sous toutes ses formes, le retour à l’ordre naturel est une me-nace. C’est à la fois une tentation et une menace. Et c’est aussi une tentation liée à la menace, notamment à cette hantise d’une nature qui risquerait d’être un jour perdue, ou qui le serait déjà. D’un côté, on a la tentation d’une osmose retrouvée, ou encore d’un sauvetage qui donnerait enfin sens à l’action humaine, et de l’autre, on a la menace du retour à un ordre naturel écrasant, indiscutable, réactionnaire. Quand on voit les rapprochements faits par un militant comme José Bové entre le refus des OGM et le refus de la PMA, on mesure l’ambivalence de cet argument de la nature, qui s’accompagne généralement d’une série de fausses évidences. La nature est évidemment belle, elle est évidemment bonne, elle existe évidemment en dehors de nous. Qui peut résister au besoin de s’en remettre à cette incommensurable force, ne serait-ce que le temps d’une promenade sur les hauts plateaux ? Et pourquoi d’ailleurs faudrait-il y résister ? Il y a sans doute eu des époques où l’espoir de ce qui pourrait être enthousiasmait tout autant - si ce n’est davantage - que la contemplation de ce qui est. Imaginer un musée où l’art, devenu impuissant à incarner le sens du possible, finirait par être banni au profit de la beauté naturelle est un exercice d’anticipation qui comporte des exagérations, mais qui n’est pas tout à fait sans fondement.
Patricia Allio : Le désir de s’abîmer dans la contemplation d’un paysage qui nous ravit, la soif inextinguible de nature, nous semblent exprimer la difficulté du sujet contemporain à renoncer à la quête d’un sens qui le dépasse. Oui, il se pourrait que la croyance en la Nature, tout comme le désir de paysage serve à combler ce manque d’absolu. On cherche à se fondre dans la Nature, à éprouver une osmose, à sortir de soi en somme, et puis on s’aperçoit que cette expérience ne comble rien définitivement, car ce désir de communion est en fait sans fin, et in fine, incomblable. Ainsi, avec cette polarisation naturaliste du sujet contemporain, on touche à l’essence même de la mélancolie, et c’est d’ailleurs une des formes que prend le syndrome du paysage, que nous avons inventé dans notre spectacle. Peut-on et fautil guérir ? C’est une des questions de Natural Beauty Museum.
L'espace du « musée » est assez rarement traité par l'espace théâtral – là où le musée est de plus en plus utilisé comme espace dramatique, lieu performatif. Est-ce que vous vouliez inverser ce rapport, afin de sonder, sur scène, les impensés du musée ?
Patricia Allio : Oui, en quelque sorte. Rappeler tout d’abord qu’entre la scène et l’espace muséal, le point commun c’est que nous avons affaire à deux espaces d’exposition : on décrit souvent le théâtre comme l’endroit d’où l’on regarde, tandis que le Musée est avant tout un lieu de conservation et d’archive, présentant ce qui vaut désormais la peine d’être regardé. Le Musée réalise la quintessence de la théorie institutionnelle de l’oeuvre d’art, dans tout ce qu’elle a de plus normatif, selon laquelle « un artefact est une oeuvre d’art, si et seulement si cet artefact est reconnu par l’Institution comme une oeuvre d’art ». L’espace muséal incarne donc un « ça a été » quelque peu mortifère, alors qu’à l’inverse la scène est l’espace-temps du surgissement et du présent. Dans ce contexte, on comprend la contamination du musée par la performance ! Natural Beauty Museum est un espace-temps performatif, immatériel et conceptuel, offrant des expériences de pensée ou perceptuelles. Avec Natural Beauty Museum, nous nous situons à un point d’aboutissement paradoxal, où le musée accrédite la valeur qu’on ac-corde au paysage et à la nature. En quelque sorte, il consacre l’importance de la norme du beau naturel, mais dans le même temps, il incarne la critique de cette consécration fiction-nelle. Sa fonction est esthétique mais aussi curative. On fait même l’hypothèse qu’il pourrait s’agir d’une clinique secrète. On suppose donc une porosité des espaces et de leurs fonctions.
Chez Le Corbusier déjà, la « fenêtre-bandeau » était un moyen de cadrer le paysage, de manière à le transformer en objet de contemplation. La maison est chez lui une « machine optique », idée que l'on retrouve dans certains dispositifs utilisés dans Natural Beauty Museum, notamment la Cristal Bubble. Est-ce que votre archéologie va creuser aux origines du modernisme, dont l'idéologie est encore présente dans la réalité contem-poraine ?
Eléonore Weber : L’exemple que vous choisissez montre qu’il y a un glissement idéologique et non une simple reprise. Il éclaire aussi l’un des aspects du syndrome du paysage, dont le Natural Beauty Museum est censé répertorier les manifestations. La Cristal Bubble est une grande tente gonflable, on peut la poser n’importe où en pleine nature. Nous l’avons trouvée au Parc des expositions de la Porte de Versailles, alors que nous cherchions de nouveaux dispositifs de contemplation. Si la « fenêtre-bandeau » de Le Corbusier cadre le paysage, c’est qu’elle autorise et même qu’elle valorise le travail du regard. La Cristal Bubble flirte au contraire avec l’idée d’une immersion complète. Elle est entièrement transparente, le champ est absolument ouvert, sans délimitation précise pour le regard. C’est aussi un objet paradoxal, qui rapproche et éloigne, plonge dans la nature et nous en sépare. La Cristal bubble voudrait réaliser un rêve d’osmose, tout en le rendant impossible ou imparfait. Une fois à l’intérieur de cette bulle, vous sentez en effet qu’une fine paroi vous protège du vent, de la pluie, du froid et des petites bêtes. Vous y êtes, mais pas tout à fait. C’est cette séparation qui rend l’immersion supportable et qui permet d’ouvrir tranquillement les yeux sur la beauté de ce qui vous entoure. Dans ce que propose la Cristal Bubble, il y a une sorte de folie consis-tant à faire croire qu’il serait possible d’être dans ce que l’on regarde.
Gilles Deleuze travaillait avec Félix Guattari au moyen d'aller-retours – épistolaires par exemple. Quel est votre protocole de travail en commun ?
Eléonore Weber et Patricia Allio : Nos aller-retours prennent toutes les formes possibles, et nos protocoles ne sont pas fixes. Mais ce qui revient toujours, ce sont nos échanges interminables. Nous discutons à bâtons rompus, nous écrivons chacune de notre côté et nous nous échangeons ensuite nos textes. C’est un flux permanent de pensées, apparemment désorganisé, mais dont la logique interne se révèle lorsqu’il prend corps dans un dispositif. L’objet que nous inventons n’est pas le fruit d’un compromis qui aurait pour visée une complémentarité harmonieuse. C’est une dialectique, faite de moments conflictuels, et à laquelle nous tentons de donner forme. Et puis nous ne sommes pas seules à inventer, nous pratiquons régulièrement ce qu’on appelle l’écriture de plateau, et nos collaborateurs sont aussi des auteurs. On a aujourd’hui l’impression d’enfoncer une porte ouverte en disant cela, mais il y a une différence très nette entre les processus démiurgiques et les processus qui ne se donnent pas pour unique but de réaliser la vision d’un seul.
Votre travail utilise certains codes de ce qu'on pourrait appeler « théâtre documentaire ». Par quels biais représentationnels faites-vous entrer « du réel » sur scène ?
Eléonore Weber : La plupart du temps, c’est pour déborder le cadre de la représentation que l’on veut faire entrer du réel sur scène. On a l’espoir que si du réel surgissait, on pourrait faire tomber le quatrième mur et pourquoi pas, inventer un espace sans limites. Mais quoi qu’on fasse, on est toujours rattrapé par les codes de la représentation. On pourrait dire que le réel est à la représentation théâtrale ce que la nature est à la société : un dehors devenu introuvable. De notre côté, nous aimons perturber ou encore flouter les codes. La dimension documentaire est souvent présente dans notre recherche, comme si nous avions absolument besoin d’emprunter quelque chose au dehors. Mais notre écriture est hybride, elle ne se situe ni du côté de la « réalité vraie », à laquelle nous croyons peu, ni du côté du pur artifice. Et peut-être ce brouillage finit-il par faire entrer un peu de réel sur scène.
Patricia Allio : On s’appuie sur les acteurs comme des personnes. Pour Natural Beauty Museum, on travaille avec une actrice aveugle de naissance, Ouiza Ouyed, et c’est avec elle que la mise en crise de l’ordre du visible a lieu. On s’intéresse aussi à des inventions ou des pratiques esthétiques ordinaires, ou bien on convoque leur inventeur. Le surgissement du réel est une des questions les plus passionnantes et les plus délicates du monde de l’art aujourd’hui, car à l’ère du numérique et des échanges permanents, le réel ne peut plus se penser comme avant, comme une simple relation au présent, ni même se résoudre dans une antithèse, où il s’agirait simplement d’étirer le temps pour faire surgir du réel. Cet enjeu ne peut pas non plus se réduire à amener de la réalité sur scène, si tant est qu’elle existe ! En pensant que des « vrais gens » seraient immédiatement plus « vrais » que des acteurs. Ce qui fonctionne au cinéma ne marche pas nécessairement sur une scène de théâtre : des amateurs empruntent parfois des codes de diction théâtralisant leur présence. On a tous une mémoire du théâtre dont on n’est pas indemne !
Dans le manifeste « symptôme et proposition », vous écrivez : « Le témoin est impliqué par la manière dont celui à qui il parle est informé et affecté par sa parole. Il a en quelque sorte le pouvoir de renverser le symptôme dont il témoigne, même lorsqu’il se contente de voir et de faire voir ». Comment travaillez-vous avec ces témoins ? Votre théâtre vise-t-il à un renversement de tous les éléments impliqués dans la représentation ?
Patricia Allio : Le témoin n’est pas une personne extérieure au régime de la représentation. Le témoin, c’est chacun d’entre nous, c’est aussi l’acteur qui prend en charge une parole en travaillant sur différents niveaux et types d’affectation. Nous pensons à l’acteur comme à un témoin, dans le sens qu’on a décrit : grâce à lui, nous, spectateurs, pouvons à notre tour nous mettre en mouvement de témoigner. Il y a un relais, comme en athlétisme dans la course du relais, où on utilise justement le terme de passage de témoin ! Au théâtre c’est une opération de transmission, souvent inconsciente au moment où elle a lieu : la transmutation des esprits a lieu parfois pendant la représentation, parfois après.
Eléonore Weber : Témoigner, c’est aussi accepter de se mettre à l’épreuve de sa propre complexité. Jusqu’ici, mais après tout les choses peuvent changer, notre théâtre aura moins été celui de la communion que celui de la coupure. Nous avons choisi d’aimer nos contradictions, plutôt que de les engloutir coûte que coûte sous des effets compassionnels. Aimer ses contradictions signifie que l’on consent à les affronter, mais aussi à se laisser traverser et à en témoigner d’une manière ou d’une autre. La plupart du temps, ce témoignage finit par opérer une sorte de retournement du regard. C’est ce retournement du regard que nous voulons mettre en partage.
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