Quelques mots de John Cassavetes
Un personnage à la dérive
John Cassavetes et le Théâtre
Note de mise en scène
« J’ai remarqué que les gens qui ont été aimés, ou qui ont le sentiment d’avoir été aimés, semblent mener une existence plus complète, plus heureuse. Tout mon travail, que ce soit pour le théâtre ou pour le cinéma, a eu un rapport avec les diverses formes de cet amour. Une Femme Mystérieuse traite d’un segment inexploré de notre société, qu’on appelle les sans-logis, les SDF, les poivrots, les clodos - parce que c’est tellement plus facile de coller des étiquettes que de s’intéresser aux individus.
Il a été difficile de sonder cette femme de mystère en particulier. Elle n’est pas seulement sans logis (si on entend par là l’absence du réconfort de l’amour), elle est sans nom, sans accès concret à toute protection sociale ou à une quelconque identité. Seule, elle s’accroche à ses bagages dans les rues. Notre héroïne fera une série de rencontres qui perturberont son isolement, son incapacité à communiquer. […] Mais, en définitive, elle ne parvient pas à retrouver des sentiments normaux d’affection. Cette femme a été irrémédiablement mutilée par un trop long manque d’amour. »
John Cassavetes (Note de l’auteur dans le programme original de la pièce)
Cette pièce, écrite et mise en scène par John Cassavetes à Los Angeles en 1986, fut créée avec Gena Rowlands dans le rôle principal. Balayant sur un rythme vertigineux un arc-en-ciel d’émotions, elle raconte une tranche de vie (comme toujours chez Cassavetes), quelques extraits d’une existence chaotique, quelques rencontres d’un personnage à la dérive.
Ce personnage principal - la “femme de mystère” - est une sans-logis une sans-amour, une femme avec un pied dans la réalité la plus crue, l’autre dans ses rêves les plus extravagants. Mais ce n’est pas là l’essentiel. L’essentiel, c’est que cette femme condamnée aux marges de notre société demeure elle-même, envers et contre tout. Chaque scène chaque rencontre, menace son équilibre, son intégrité ; mais à chaque fois, à coup d’humour, d’habilité ou de folie, elle s’en tire et poursuit sa route. Et cette résistance dont elle fait preuve, contre le conformisme, contre le catalogage, contre les illusions et les facilités, en fait progressivement une véritable héroïne - une héroïne de nos sociétés sans axe.
Autour d’elle, selon les voeux de John Cassavetes, quatre comédiens (deux jeunes / deux âgés ; deux femmes / deux hommes) interprètent une galerie de personnages : des rencontres. Certains croient la reconnaître, elle croit en reconnaître d’autres. Ils la prennent parfois de haut, ou en pitié - elle aussi… Ils rient ensemble, se séduisent, s’insultent, se méprisent, comme si cette femme insondable, par ses excès et sa force de caractère, déstabilisait la réalité autour d’elle.
On reconnaît ici maints traits caractéristiques de l’oeuvre de Cassavetes. C’est que, même s’il était déjà très atteint par la maladie (il mourra en février 1989), A Woman of Mystery s’inscrit en totale continuité avec le reste de son oeuvre, au cinéma comme à la scène. On y retrouve des personnages naufragés, des destins qui se croisent, et une humanité qui se cherche et se creuse au gré de rencontres - entre les personnages et, au-delà, entre les comédiens, puis avec le public.
Théâtre et cinéma chez John Cassavetes
Théâtre et cinéma se sont toujours enchevêtrés dans le travail de John Cassavetes.
Sa façon de faire répéter longuement les comédiens et de déclencher soudain la caméra tendait par exemple à les soustraire aux conditions habituelles d’un tournage, pour les entraîner vers une intensité de jeu et un registre d’émotions plus courants au théâtre.
D’ailleurs, dans l’oeuvre du cinéaste, la mise en scène d’une pièce a parfois précédé la réalisation d’un film. Love Streams, entre autres, fut d’abord (avec un titre différent) une pièce de Ted Allan, - que John Cassavetes mit en scène. Plus tard, il en fit un scénario (dans un premier temps en collaboration avec Ted Allan), puis le film que nous connaissons. Mais d’autres pièces n’ont jamais donné lieu à des films. Peut-être par manque de moyens. Peut-être aussi parce qu’elles étaient totalement théâtrales, en ce sens qu’une adaptation à l’écran ne leur aurait rien apporté.
Pour ce qui est de A Woman of Mystery en tout cas, la pièce procède d’une écriture trop théâtrale pour qu’on puisse vraiment imaginer quel film Cassavetes aurait pu en tirer. Que seraient par exemple devenus les apartés que l’héroïne adresse directement au public ? Que serait devenu ce mélange de naturalisme et d’onirisme qui colore la pièce, et que favorise tant l’indication donnée par Cassavetes, selon laquelle quatre acteurs doivent incarner tous les personnages “secondaires” ?
John Cassavetes aurait évidemment pu adapter A Woman of Mystery à l’écran, mais les faits sont là : ce qu’il nous a laissé, c’est une superbe pièce de théâtre, originale tant par le propos que dans la forme.
La face cachée d’une œuvre
La notoriété de John Cassavetes est telle qu’on a peine à croire, aujourd’hui, qu’un chef d’oeuvre comme Opening Night, achevé en 1977, n’a réellement trouvé de distributeur qu’en 1991. Connu et respecté de son vivant par un public de fidèles, c’est la réédition de ses films puis leur diffusion en vidéo qui aura assuré sa gloire.
Ses pièces, qu’il a montées aux Etats-Unis dans de toutes petites salles, passèrent donc à l’époque aussi inaperçues que ses films, produits avec de tous petits budgets… Des spectateurs passionnés remplirent les salles, mais sans écho notable. Aussi éloigné de Broadway dans son théâtre que de Hollywood dans son cinéma, l’originalité et l’indépendance auront marqué toute l’oeuvre de Cassavetes - avec cette différence que la pellicule d’un film résiste au temps, au contraire d’une représentation théâtrale…
Au théâtre en effet, lorsque le rideau se baisse, il ne reste que des souvenirs, et un texte. Or, après la mort de John Cassavetes, tandis que le succès posthume de ses films aiguisait sans doute de nombreux appétits, Gena Rowlands refusa qu’on publie les pièces de son mari. A ses yeux, aux yeux de ses ayant droits, ce choix est celui de la fidélité à l’esprit de Cassavetes : non pas diffuser à tout prix, mais sélectionner les demandes, sonder les motifs, le désir, la persistance. Et de fait, le théâtre de John Cassavetes est ainsi devenu, pour ainsi dire, la face cachée de son oeuvre.
Les ayant-droits de John Cassavetes ont cependant bien voulu rendre disponibles ces pièces à Marc Goldberg, qui entreprend avec Une Femme Mystérieuse de redonner chair et voix à ces textes magnifiques.
Il me faut d’abord dire que ce spectacle ne sera d’aucune façon un hommage à John Cassavetes. La pièce, bien entendu, met en jeu un monde théâtral étroitement lié à celui de ses films. C’est le même artiste qui s’y exprime, avec des moyens différents. La tentation est donc grande de céder à une forme de fascination, en se croyant tenu de singer John Cassavetes et ses comédiens. Mais il s’agirait là, sous couvert de respect, d’une pure et simple trahison.
Le spectacle ne consistera pas en une commémoration, mais en la mise en scène d’une magnifique pièce de théâtre, dont la création se justifie avant tout par la qualité du texte. Il s’agira donc d’abord de faire découvrir une écriture tout à fait singulière, qui est d’abord une matière brute destinée aux comédiens, mais qui incarne aussi une vision de l’Amérique contemporaine et de l’homme moderne chère à Cassavetes - et particulièrement aiguisée ici. La violence sociale suintera sans cesse, mais le personnage principal -cette femme de mystère, clocharde de cérémonie selon ses propres mots-, par sa résistance à tous les compromis et tous les catalogages, esquissera progressivement les traits inattendus d’une héroïne moderne.
La pièce gravite autour des rencontres du personnage principal, cette femme mystérieuse dont il s’agira d’incarner l’univers, à la fois ancré dans notre réalité la plus crue (elle est sans logis) et profondément décalé (ses fantasmes l’emportent souvent), sans attache, voué à une dérive perpétuelle. Il conviendra de nous entraîner dans les pas de notre héroïne, de l’accompagner parmi nous depuis son regard.
Ce n’est pas par hasard si John Cassavetes demande que les autres personnages de la pièce soient interprétés par quatre comédiens : un jeune, une jeune, un vieux, une vieille - l’humanité ramenée à quatre points cardinaux… Pourquoi ? Parce que c’est ainsi que notre héroïne nous voit (nous qui la classons comme “SDF”), comme des variations autour de ces quatre types.
Voilà qui guidera notre travail sur les personnages, mais aussi sur la scénographie. Les lumières ne seront pas là pour éclairer les comédiens et colorer l’atmosphère, mais pour nous plonger dans des ambiances extrêmement caractérisées, telles que les perçoit notre héroïne. Quant aux décors, ils seront réduits à des éléments précis : ceux qu’elle voit, ceux qui la frappent, ceux qui distinguent un lieu d’un autre à ses yeux. Les changements de lieux (par effets de tulles et bascules de lumière) nous feront douter du degré de réalité où l’action se déroule. Mais une réalité s’imposera, au moins comme en rêve, celle où se joue l’essentiel : ces rencontres qui ponctuent la pièce et que, comme dans un concert de jazz, il faudra réinventer chaque soir.
Marc Goldberg
Formidable! Enfin une pièce intelligente servie par d'excellents comédiens. On passe une soirée entre rires et larmes: du grand art. Bravo à toute l'équipe, à Myriam Boyer (une magnifique Woman of Mystery) et au metteur en scène qui a su donner vie à ces personnages dans une scénographie astucieuse et agréable.
Formidable! Enfin une pièce intelligente servie par d'excellents comédiens. On passe une soirée entre rires et larmes: du grand art. Bravo à toute l'équipe, à Myriam Boyer (une magnifique Woman of Mystery) et au metteur en scène qui a su donner vie à ces personnages dans une scénographie astucieuse et agréable.
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