L'aveugle et l'assassin
Arbre généalogique
Un mot sur le metteur en scène
Inversant le point de vue du conte de Perrault et de ces multiples épigones, Dea Loher invente un "Blaubart" (Barbe-Bleue) qui est un anti-héros, un homme banal, presque insignifiant, qui assassine les femmes soit parce qu’elles le lui demandent explicitement, soit parce que l’image qu’elles lui donnent d’elles-mêmes ne lui laisse pas d’autre choix.
Une seule, la seule, se tuera parce qu’elle l’aime "au-delà de toute mesure". La dernière, une aveugle qui n’a d’autre rêve que voir le bleu du ciel rien qu’une fois, mettra un terme à sa carrière d’assassin malgré lui, en l’égorgeant. Chacune des sept femmes que rencontre Henri au cours de la pièce (ces rencontres équivalent à autant de scènes dialoguées, alternant avec un monologue du "héros", plus un monologue central de la femme aveugle), font surgir les mêmes questions : L’amour peut-il se dire, et si oui, comment ? Quels mots peuvent en rendre compte, et quel crédit leur accorder ? Ces mots peuvent-ils vaincre l’usure du temps et des couples, peuvent-ils effacer les frustrations nées des esprits, des passions déçues ? La mort après une brève et fulgurante histoire d’amour n’est-elle pas préférable aux petits arrangements avec la banalité répétitive de la vie ? Et d’ailleurs, comment les hommes et les femmes s’arrangent-ils vraiment dans ce domaine ? Qu’attendent les femmes des hommes et vice-versa ? Comment leur désir sont-ils manipulés ? Une quête à la fois comique et tragique, où Barbe-Bleue, le passeur entre la vie pesante et désabusée et l’expérience d’une mort violente, va finalement trouver son double, une "Barbe-Bleue, qui, en le tuant, redonne l’espoir aux femmes.
Laurent Muhleisen
"J'ai seul la clé de cette parade sauvage." Arthur Rimbaud
Barbe-Bleue a un faux père, attribué par la postérité, Gilles de Rais, compagnon d'armes de Jeanne d'Arc. Ce fût, même si ses crimes ont été exagérés par tactique politique, un serial killer pédophile, non un égorgeur conjugal (il aura pour pendant la magyare contesse Bathory). Peut-être fit-on l'amalgame avec son quasi-contemporain, un féroce combattant anglais de la guerre de Cent Ans nommé Blue Bard.
On a donné à Barbe-Bleue un autre père, mi-réalité mi-légende et folklore, Conor (ou Cômor, Conomor), rassembleur au VIe siècle des tribus armoricaines, à l'origine de la légende bretonne de Sainte-Trophime (ou Triphine) et lié à celle de Saint-Gildas (de cette légende dorée est issu tout un corpus qui a essaimé hors de Bretagne) : Alertée par l'attitude de rejet de son époux lorsqu'elle annonce sa grossesse, avertie d'un danger mortel par sa bague qui vire de l'argent au noir, Trophime s'enfuit en passant par un souterrain qui renferme cinq cercueils ; en sortent les fantômes des précédentes épouses de Conor qui lui remettent, pour l'aider dans sa fuite, ce qui servit à leur assassinat –corde, poison, flamme...- ; en vain : elle sera rejointe par Conor et décapitée (mais néanmoins ressuscitée par Saint Gildas, le temps d'accoucher...).
Parmi les ancêtres de Barbe-Bleue, on cite également souvent Henry VIII d'Angleterre (1491-1547). Marié six fois, il répudia trois épouses (rompant avec Rome afin de "divorcer" à son gré) et en fit exécuter deux en toute légalité, celle qu'avait décrétée son royal pouvoir.
Extrait du programme d’Ariane et Barbe-Bleue de Paul Dukas, Opéra de Lyon
Quinze pièces de théâtre mises en scène depuis 1984, de quatorze auteurs différents… Le travail de Michel Raskine semble donc fondé sur une insatiable curiosité pour les textes dramatiques, sur une envie de découverte permanente - d’Eschyle à Olivier Py, de Labiche à Jean-Paul Sartre, de Manfred Karge à Roland Dubillard, en passant par Marguerite Duras, Thomas Bernhard, Robert Pinget…
C’est tout un parcours littéraire qui interdit le poids des habitudes et le danger de la redite.
Cette diversité n’est cependant pas synonyme d’éclatement et de dispersion, elle correspond au désir de partager des œuvres fortes, radicales, exigeantes avec des comédiens, au plaisir de disséquer de façon quasi chirurgicale une écriture originale, le plus souvent contemporaine (douze auteurs du XXe siècle) et de présenter aux spectateurs des "héros" issus de l’univers des "gens de peu", des "humbles" qui par la grâce du théâtre acquièrent un destin exemplaire et participent alors à l’univers du mythe.
Le Barbe-Bleue de Dea Loher, marchand de chaussures pour dame, L’ouvrier (e) Max Gericke de Manfred Karge, La mademoiselle A de Lothar Trolle dans son supermarché rejoignent le Prométhée d’Eschyle, qui, sous la direction de Michel Raskine, était aussi un homme ordinaire au destin extraordinaire.
Il y a dans ce parcours théâtral un intérêt constant pour mettre à jour les traces d’enfance, enfouies, qui se conservent dans les vies d’adultes, un regard sur cet âge d’or, temps heureux ou malheureux, qui reste le moteur secret de l’existence, celui qui anime encore le vieillard mourant de La maison d’os de Roland Dubillard par exemple.
La pratique théâtrale de Michel Raskine reste un artisanat, servi par un travail patient, minutieux, sans complaisance, au plus près des mots et du sens. C’est un théâtre empêcheur de tourner en rond, un veilleur de jour et de nuit, ce n’est pas un théâtre "à la mode", mais un vrai parcours qui s’inscrit dans le temps.
Jean-François Perrier
Carré Saint-Vincent - bd Pierre-Ségelle 45000 Orléans