Chère Elena Sergueievna

Marseille (13)
du 7 au 16 avril 2004
1H40

Chère Elena Sergueievna

« Eléna, forte des idées humanistes auxquelles elle croit et qu'elle enseigne, au cours d'une nuit cauchemardesque, lutte seule contre l'Histoire de son pays qui bascule vers la barbarie moderne. Incarnée par quatre de ses élèves, cette nouvelle barbarie bouscule l'ancienne, juge les vieilles valeurs à l'aune de ce qu'elles ont produit : de jeunes monstres désemparés, implacables et cruels. C'est un étrange combat qui ne connaîtra pas de vainqueurs... » Didier Bezace

Présentation
Interview de l'auteur

Entretien avec Didier Bezace
Entretien avec Yves Clot
Les tribulations des auteurs dramatiques russes
La nouvelle vague

La presse

« Eléna, forte des idées humanistes auxquelles elle croit et qu'elle enseigne, au cours d'une nuit cauchemardesque, lutte seule contre l'Histoire de son pays qui bascule vers la barbarie moderne. Incarnée par quatre de ses élèves, cette nouvelle barbarie bouscule l'ancienne, juge les vieilles valeurs à l'aune de ce qu'elles ont produit : de jeunes monstres désemparés, implacables et cruels. C'est un étrange combat qui ne connaîtra pas de vainqueurs... » Didier Bezace, Septembre 2003

Le rêve d'Eléna Serguéiévna, professeur esseulée, c'est d'accueillir un soir d'examen quatre de ses élèves venus lui souhaiter un bon anniversaire. Son cauchemar, c'est de voir s'effondrer au cours de cette soirée festive et jusqu'au petit matin, les valeurs morales et politiques qu'elle s'est efforcée de servir et d'inculquer durant toute sa vie.

Le rêve des bourgeois de La Noce c'est de partager avec nous leur naïve et drolatique insouciance, l'inanité cruelle de leur bavardage et l'abondance de la table autour de laquelle ils se sont rassemblés ; leur cauchemar, dix ans plus tard, c'est de comparaître à cette même table déserte, pâles et fatigués, assourdis par le discours hystérique de celui pour lequel ils ont voté.

L'Allemagne des années noires, la Russie de 1980 : deux époques, deux histoires où la nôtre, par bribes, se reflète. Nous fîmes le 21 avril 2002 un cauchemar qui, pour s'être dissipé quelques jours plus tard, n'en laisse pas moins un goût amer. Et dans nos écoles, chaque jour, des certitudes morales s'effondrent. Pourquoi notre théâtre ne s'en ferait-il pas directement l'écho ?

Didier Bezace
Juin 2002

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Comment êtes-vous devenue auteur dramatique ?
J'ai commencé à écrire des pièces de théâtre par hasard. Dans ma jeunesse, je voulais devenir actrice. Dans les années 70 j'ai fait une école de théâtre. C'était une époque de liberté artistique (l'après Khroutchev) qui a vu naître une nouvelle poésie, un nouveau théâtre, de nouveaux auteurs. C'était inhabituel et très précieux pour nous qui étions habitués au mensonge et à l'hypocrisie. C'était une autre vie intérieure, indépendante. Dans la littérature et le théâtre s'exprimait la franchise. C'est pourquoi le prestige de l'acteur et de l'écrivain a toujours été si grand. C'est une tradition russe d'écouter la voix de l'écrivain prophète. L'écrivain est la conscience de la nation face au pouvoir.

Pourquoi avez-vous écrit cette pièce ? Quel en est le point de départ ?
La raison est assez fortuite et pragmatique. Dans les années 80, je débutais ma carrière d'auteur dramatique, je suivais des cours de perfectionnement d'art dramatique, et le Ministère de la Culture m'a fait une commande. C'était l'usage à l'époque : l'auteur signait un contrat pour écrire une pièce sur un sujet donné. Je ne m'étais jamais particulièrement intéressée au thème de la jeunesse, je n'y voyais aucun intérêt particulier, mais ne pouvant obtenir de contrat sur le sujet qui m'intéressait, j'ai dû accepter de traiter le sujet qui m'était commandé. Pendant longtemps, je ne savais pas quoi écrire, puis cette idée m'est venue. J'ai écrit la pièce en trois mois. Le Ministère de la Culture refusa la pièce. On a réussi à la monter à Tallin, puis à Saint-Pétersbourg. Elle eut une grande diffusion dans tout le pays et fut mise en scène dans plusieurs théâtres.
En 1983, la pièce fut interdite. Mais après la "perestroïka", elle connut une seconde naissance et ces dernières années elle est très populaire dans de nombreux pays.

Pourquoi la pièce fut-elle interdite en 1983 ?
L'art russe, à ce moment-là, était très surveillé par la censure. On interdisait toutes les œuvres qui représentaient la réalité. Notre régime totalitaire donnait sa préférence à l'art qui inspirait la joie de vivre et incitait à l'espoir et à l'optimisme. C'est pourquoi les autorités ont estimé que ce que je décrivais ne pouvait exister et que les écoliers soviétiques ne pouvaient se comporter de telle manière. En fin de compte, la pièce est dure et tragique. Or, plus un auteur montre un problème dans toute sa gravité, et plus c'est irrecevable pour les autorités.

Que risquiez-vous quand vous avez écrit votre pièce ?
La censure a fait certaines corrections. La pièce a été montée dans un petit théâtre. Et ensuite pendant trois ans mes pièces n'ont pas été mises en scène. J'étais sur la liste noire des auteurs dont les œuvres ne devaient pas être présentées au public.

Sur quel public comptiez-vous ?
Sur aucun. J'écris librement, comme j'aime. Et si le public apprécie et comprend mes œuvres, j'en suis heureuse.

S'agit-il d'une fiction ou bien quelque chose de semblable s'est-il produit ?
C'est bien une fiction, mais par la suite, des personnes qui ont vu le spectacle m'ont dit qu'il était proche de la réalité. Il y a même eu un professeur de mathématiques à Riga qui a été confronté exactement au même problème et qui a dû changer de ville.

Eléna est un professeur "soviétique". Ses discours comportent parfois des tirades patriotiques. Qu'en est-il ?
Elle appartient à la génération des années 60, génération qui avait perdu ses illusions communistes. C'est pourquoi elle sait parfaitement dans quel pays et dans quelle société elle vit, avec sa double morale et son hypocrisie. Elle ne va pas sur la place rouge avec des banderoles, ne prend pas position comme Sakharov ou d'autres dissidents. Elle accepte ses conditions d'existence, mais elle ne se fait plus aucune illusion.

Quel est l'essentiel dans la pièce ?
La résistance constante d'une personne qui défend ses principes moraux et ses idéaux, et qui les oppose jusqu'au bout à l'absence de moralité, de frontières, de cadres, de lois qui font que l'homme ne connaît plus aucune limite. Ce qui m'intéresse, c'est le problème du mal. Le mal que l'homme commet et qui le détruit. Les jeunes gens qui justifient le mal qu'ils font par l'imperfection du monde, sont entraînés à la fin vers leur propre échec. Ce mal les anéantit eux-mêmes.

Quand la pièce devient-elle tragique ?
La situation de départ porte en elle le ferment du dénouement tragique qui aurait pu aussi ne pas avoir lieu, si ces jeunes gens s'étaient arrêtés à temps. Mais malheureusement, ils n'ont pas su.

Vous condamnez la jeunesse?
Non, je ne condamne pas la jeunesse, mais sa position dans cette situation. Un tel conflit de valeurs morales peut exister non seulement entre plusieurs générations, mais aussi dans une même génération. Il peut y avoir un conflit entre Gorbatchev et Sakharov qui sont des gens pratiquement de la même génération…

Que pensez-vous de l'idéologie des jeunes gens ?
Il y a une part de vérité dans ce que disent les jeunes gens qui sont sensibles à l'hypocrisie et au mensonge. Mais ils se trompent de valeurs, ils tentent de justifier le mal qu'ils font par le mal existant dans le monde. Ils ont l'impression qu'ils sont en conflit avec Eléna Serguéiévna qui défend les idées du communisme et du socialisme. Seulement ils se trompent car elle ne défend que des idéaux humains (…).

Le problème est-il toujours actuel ?
Oui. Notre société est devenue très cynique et pragmatique. L'argent a pris une grande place, qu'il n'avait pas auparavant. Maintenant, c'est l'argent qui décide de beaucoup de choses.

Interview de Ludmilla Razoumovskaïa lors de sa venue au Havre
pour la création en France de Chère Eléna Serguéiévna - 1995

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Chère Eléna est une pièce écrite au début des années 80 en Union Soviétique. Pourquoi avez-vous monté cette pièce qui se réfère à un contexte très précis qui n’est pas le nôtre ; aviez-vous en tête, d’emblée, son caractère universel ?
La pièce est forte par sa simplicité et c’est ce qui, sans doute, la rend universelle. Construire une idée de l’Homme qui soit une grande idée. Ce qui est dit dans la pièce et ce que l’Histoire dit à travers l’Union Soviétique, c’est que c’est difficile à faire et que jusqu’à présent, ça a provoqué un grand désarroi. Je crois que la pièce de Ludmilla Razoumovskaïa est une pièce sur le désarroi, désarroi d’un héros, et qu’en cela elle renoue avec une catégorie dramaturgique un peu dépassée, celle des Moralités. Pendant un moment, je voulais appeler le projet : Éloge de la désuétude. Il y a là une héroïne, qui personnellement me touche beaucoup, parce que je pense que dans toutes nos cervelles et dans nos cœurs, même un peu endormis, il y a un peu d’Éléna Serguéiévna. Face à sa réalité, dans l’intrusion de ses quatre élèves chez elle, un soir de solitude, il y a aussi une leçon de réalité, et que la confrontation de ces deux réalités fait qu’on approche d’une forme de tragédie. Voilà pourquoi j’ai monté la pièce.

Je l’ai montée aussi pour une raison très simple, qui est de l’ordre de notre histoire à nous, de l’état du théâtre en France. On sait à quel point il est remis en cause dans ce qui fait son fondement, c’est-à-dire de réunir des femmes et des hommes devant une réflexion sur le monde. Tout est un peu usé, fatigué parfois. Et j’ai voulu que le Théâtre de La Commune, notre équipe et moi-même, répondions en disant : non, le plateau peut nous raconter toutes les choses qui nous inquiètent et nous les réfléchir. Il s’agit de parler en l’occurrence d’un basculement, d’une brisure, d’une mauvaise surprise.

Je crois qu’Éléna est surprise : de bonheur quand ces quatre jeunes gens arrivent, parce qu’elle a construit un idéal, une innocence peut-être fausse d’ailleurs ; mais elle subit durant la nuit qui suit cette visite une autre surprise, celle de l’apprentissage de la réalité de l’Histoire. Aux surprises qu’on a pu vivre récemment dans notre vie politique, le théâtre répond par la surprise sur le plateau. C’est quelque chose d’aussi simple et naïf que cela.

Ludmilla Razoumovskaïa a essayé de raconter à quel point des forces mauvaises, des forces du mal étaient à l’œuvre et finalement arrivaient à ce que le monde soit détruit. Certainement avec un grand pessimisme, mais aussi avec une énorme tendresse et j’avais envie de partager ce point de vue avec le public.

Y a-t-il une raison au parti-pris radical de la mise en scène qui ne répond pas au naturalisme apparent de l’écriture et qui donne l’impression d’impliquer directement le spectateur ?
La pièce qu’a écrite Ludmilla Razoumovskaïa est en fait extrêmement naturaliste. Elle se passe dans un petit studio, où Eléna vit seule dans son univers de femme célibataire, fille d’une mère absente, mais très présente dans sa vie. Il y a une cuisine, une salle de bains. Mais le naturalisme est une forme qui m’empêche de voir. Et c’est ce qui a fait que, pendant longtemps, je n’ai pas voulu monter cette pièce. Ça ne veut pas dire qu’on ne puisse pas le faire. Ça a été fait. Il y a un film, réalisé en Union Soviétique à partir de la pièce, où ce naturalisme-là prend sa place, puisqu’il s’agit de cinéma, donc d’un rapport au réel qui est très différent que celui qu’on entretient au théâtre.

Mais, en rapport avec le thème de la saison 2002-2003, Songes et Mensonges, et à partir d’une lecture faite de la pièce, avec les mêmes comédiens, il m’a semblé qu’on pouvait considérer que d’une certaine manière, Éléna faisait un songe, ou un cauchemar, quelque chose qui serait presque de l’ordre de l’irréel, parce qu’elle ne connaît pas la réalité qu’elle affronte. C’est ce qui m’a permis de fabriquer une sorte de représentation virtuelle, au lointain de la salle, où les comédiens ne dialoguent pas directement. On pourrait bien évidemment faire en sorte que le texte de la pièce soit un échange d’arguments dans un dialogue de face à face. On ne s’est pas privé de le faire en répétition. Mais il m’a semblé que dans ce cas là, quelque chose de la lutte mentale qui est au sein de la pièce, l’énorme souffrance des uns et des autres, disparaissait au profit de quelque chose d’autre plus polémique. C’est pour ça que je me suis écarté délibérément des situations, même si elles sont citées. Ce sont, du reste, des situations très simples : des gens rentrent, ils apportent des cadeaux, ils s’assoient, ils mangent, ils boivent et ils discutent.

Et puis, il y a un moment où l’action, la véritable action, prend le dessus, ce qui pose un problème théâtral : c’est la séquence du viol ou du semblant de viol. Le film n’apporte pas de réponse sur ce point-là. Mais c’est vrai que là, il y a quelque chose de l’action qui est très important, parce que c’est ce qui fait qu’Éléna négocie, d’une certaine manière. Tout d’un coup, elle ne supporte plus et donne le sentiment d’avoir perdu, même si elle n’a pas fondamentalement perdu. On a travaillé ce problème de différentes manières avec les comédiens et le scénographe, et j’ai préféré garder la logique d’une action mentale jusqu’au bout où, finalement, les mots et les pensées sont aussi importants que les actions qui sont induites par ces mots et ces pensées. En évitant de refermer l’action sur elle-même et sur les personnages qui la vivent, nous la vivons ensemble avec la salle. C’est un théâtre ouvert, j’ai souhaité qu’il soit à la fois intime et épique !

Si vous aviez gardé le principe des entrées et des sorties de l’appartement d’Eléna, les spectateurs se seraient sans doute retrouvés dans une attitude possible d’identification qu’induit souvent la convention naturaliste ?
Oui, mais il faut préciser que le choix se fait empiriquement. J’ai travaillé avec les comédiens sur plusieurs hypothèses de mise en scène et de scénographie. Celle-ci a été mise à l’épreuve. Il y a des moments où je doutais un peu, les comédiens aussi d’ailleurs. Mais nous sentions les uns et les autres qu’elle avait quelque chose de juste. Or, on ne fait pas de spectacle parfait. On a donc préféré pousser au bout la justesse de ce point de vue-là, qui, certainement, nous prive d’une autre justesse, celle d’une version plus réaliste. Mais, par contre, dans les répétitions et dans les représentations lorsque nous les réussissons, je trouve qu’il y a quelque chose d’extrêmement émouvant dans le dénuement de ces gens derrière une table, qui posent leur vie, qui sont à eux cinq tout un pays et presque le monde. Et que dans le fait d’être, dans un premier temps, coupés en deux comme un plan américain, puisque la table ne laisse voir que leur buste et leur tête, dans cette manière d’être posés devant nous, comme un monde qui expose à la fois sa souffrance et ses contradictions, il y a quelque chose de plus émouvant que l’imitation des situations réelles. En m’accrochant à ses sensations que je vivais en répétition, j’ai voulu en accord avec les comédiens, proposer ce point de vue qui peut paraître radical.

Que peut-on conclure de la fin de la pièce, notamment sur la résistance du personnage d’Éléna ?
L’écriture de la pièce fait qu’on ne peut rien conclure à la fin sur la mort ou non d’Éléna. C’est lié justement à la nature réaliste de la pièce : elle quitte le salon pour s’enfermer dans la salle de bain. La jeune Lialia cogne à la porte de la salle de bain et elle ne lui répond pas. Si bien que la pièce se termine sur un appartement vide, déserté. Que fait-elle derrière la porte de la salle de bains, je ne peux pas vous répondre et je sais que Ludmilla Razoumovskaïa ne veut pas répondre non plus. Cette forme d’absence est une forme d’ouverture. Il peut nous plaire de penser qu’elle s’est noyée dans la baignoire ou qu’elle a pris des médicaments très dangereux, comme il peut nous plaire de penser qu’elle est assise sur le bord de la baignoire, en attendant que tout le monde soit parti, pour enfin sortir avec un léger sourire, pourquoi pas après tout ? Mais on ne le sait pas. Il est vrai que la mise en scène, de par sa nature, donne un peu l’idée d’une présence-absence qui est peut-être une résistance assoupie, un recul en soi-même, ou une mort. J’ai essayé de garder cette ambiguïté, mais avec la présence du personnage en scène.

Sur la résistance d’Éléna, la comédienne peut en témoigner, je lui ai toujours dit qu’il ne s’agissait pas de construire une position de combattante. Je lui ai dit : c’est une femme qui fait un apprentissage. Elle a la fragilité d’une apprentie, et ça n’a rien à voir avec les constructions intellectuelles ou philosophiques qu’on peut faire à propos de cette pièce. Nous sommes presque forcés d’avoir un point de vue très naïf, lorsque nous travaillons sur la langue, la pensée au théâtre. Et quand Volodia parle à Éléna de l’époque dans laquelle elle vit, et qu’elle dit : “ Quelle époque vivons-nous ? ”, j’ai toujours demandé à la comédienne de ne pas savoir dans quelle époque elle était. Car ce qui me touche dans ce personnage, c’est cette extrême innocence poussée jusqu’à la cécité. Ne pas voir et être si innocent, comme nous-mêmes, peut-être, qui ne savons pas voir et avons la même cécité qu’Éléna dans sa “ bonne-mauvaise foi  ”. C’est ce que nous avons constamment travaillé sur la scène : une naïveté au sens théâtral du terme, pas une bêtise, mais une profonde naïveté, c’est-à-dire quelqu’un qui ne connaît pas les choses et à qui on apprend. Cet apprentissage est extrêmement douloureux et ressemble à celui qu’on est obligé de faire, nous, maintenant, qui avons cru pendant des années que les choses pouvaient se construire assez aisément peut-être et qui découvrons que ce n’est pas comme ça, sans savoir pourquoi ça n’est pas comme ça, alors qu’on le sait très bien en même temps. Il y a dans l’innocence d’Éléna, cette même radicale violence de ne pas savoir. Donc pas de résistance au sens « héroïque » du terme, mais un combat douloureux : Eléna apprend et découvre à l’intérieur d’elle-même que ses certitudes ne correspondent pas à la nouvelle réalité que ses élèves lui font découvrir.

Extrait du débat avec Les Amis de l’Humanité,
animé par Jean-Pierre Léonardini
à l'issue de la représentation du 7 décembre 2002
au Théâtre de la Commune

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Quelle importance peut-on accorder à la clé qui est à la fois l’enjeu concret de la pièce et l’un des rares accessoires de la mise en scène ?
Cette clé, qui nous a retenus toute la soirée, est une clé qui finalement, ouvre sur le vide, puisqu’elle ne sert même pas à ouvrir le coffre où il y a les copies. Sous ce vide, on pourrait se laisser écraser. Je trouve que c’est un vide, une fois passée l’émotion de l’avoir vécu, qui est intéressant, parce qu’il nous met à découvert, mais après tout, on ne voit pas comment on pourrait découvrir quelque chose de nouveau si l’on était pas à découvert. Ca n’est pas forcément une catastrophe mais c’est extrêmement difficile à vivre. C’est d’abord de l’Union Soviétique dont il est question, mais aussi et surtout de nous qui, 20 ans après que cette pièce ait été écrite et montée, vivons dans une période difficile. Il est question de nous et je me suis dit : pourvu que cette fois, l’Union Soviétique ne soit pas à l’avant-garde. Pour me rassurer, je me suis accroché au texte, je suis allé l’acheter et je l’ai lu. Ce soir, j’ai retrouvé des émotions très importantes que j’aie vécues en le lisant, et j’ai fait une promenade en trois temps.

La première chose qui m’a frappé en le lisant, c’est ce qui se dit en chacun des personnages, qui en réalité, porte plusieurs voix. On pourrait dire qu’à leur insu, les personnages trimbalent des voix qu’ils n’ont pas forcément voulu utiliser. Par exemple, c’est très impressionnant de voir ces jeunes qui se présentent comme les protagonistes d’une époque nouvelle où enfin un homme nouveau va arriver. C’est très impressionnant de voir qu’au fond, c’est le langage des révolutionnaires qui ont voulu faire un homme nouveau. Alors bien sûr, dans ce cas-là, c’est un entrepreneur, l’homme nouveau, mais c’est encore cette mythologie de l’homme nouveau, sur une nouvelle époque qui a fait table rase de l’ancienne. Et puis, c’est aussi ces jeunes qui se comportent comme des bourreaux dont on a bien l’impression parfois que ce sont les bourreaux staliniens classiques. “  Nous avons les moyens de vous faire parler ” ; “ C’est pas du bon travail ” ; “ Il faut aller plus vite ”. Autrement dit, ces jeunes-là sont très anciens. Pour Éléna, c’est un peu la même chose, surtout dans ce moment très fort où elle se lève. Elle fait une critique de la vie ordinaire, de la vie petite bourgeoise médiocre. Je me suis pris à relire Maïakovski dans la même période, j’ai retrouvé des textes des années 23/ 24, dans lesquels il disait : “ Le pire de nos ennemis, ce sont les mœurs ”, c’est-à-dire notre médiocrité petite bourgeoise. C’est ainsi qu’il décrivait l’ennemi principal de l’Union Soviétique d’alors.

On peut donc dire qu’au fond, ces personnages, Eléna et ses élèves, sont extrêmement différents et extrêmement proches à la fois . Voilà ce que disent ces jeunes : “ C’est en vous regardant faire que nous avons appris ”, “ C’est en vous regardant que nous avons appris dès notre enfance, à jouer les hypocrites et à faire semblant. Vous comprenez, Éléna, nous sommes vos enfants, le fruit de votre chair, pas vos enfants adoptifs, ne nous reniez pas, c’est vous qui nous avez fait. ”

Je les ai trouvés très proches dans quelque chose qui nous concerne tous beaucoup, l’idée que c’est très dangereux de vivre en se racontant des histoires sans discernement. Aussi bien l’histoire qu’on se raconte en prétendant qu’on fait le bien du peuple que la vengeance imaginaire dans laquelle sont ces jeunes. Et je trouve que finalement, ce sont des compensations bien fictives qu’ils partagent. Éléna l’a vécu bien avant, je pense qu’elle s’est aussi racontée des histoires, qu’elle s’est aussi empoisonnée la vie par manque de discernement, mais ces jeunes gens n’ont pas plus de discernement qu’elle. Ils sont aussi empoisonnés par cette vengeance, par cette compensation fictive, ces tâches fictives dans lesquelles ils se placent. Finalement, ce cynisme, c’est quelque chose qui les garde prisonnier, c’est aussi l’histoire qu’ils se racontent, c’est la difficulté à accepter de faire l’effort de voir la réalité en face, d’accepter le conflit, la difficulté à vivre.

Et il y a un troisième moment, où finalement la pièce bascule et où ça ne sert plus à rien d’avoir la clef . C’est là qu’ils commencent à délibérer entre eux et je place mon espoir de ce côté. Il y a de la controverse, il y a du désaccord entre eux. Ce bloc, qui n’a jamais été soudé d’ailleurs, quand on voit le début de la pièce, laisse entrevoir des failles. A la fin, la dispute est entre eux et c’est précisément le moment où, curieusement, elle donne la clef. Là, il y a quelque chose de bizarre. Cette clef qu’elle donne, ouvre sur une seule chose, c’est le désaccord entre eux. C’est provoquer par une phrase, qui à mon avis est décisive, qu’elle prononce debout, en leur disant à eux de se mettre debout devant leur professeur : “ Vous, vous prétendez novateurs, vous avez appris à justifier votre bassesse par l’imperfection du monde. ”

Je pense que leur dire ça, est une manière de leur dire que l’on a pas le droit dans un monde imparfait de faire comme si on y était pour rien et qu’au fond, ce qui compte, c’est ce qu’on fait d’un monde imparfait. Et la bassesse consiste à mettre sur le dos du monde les responsabilités que l’on ne veut pas prendre. Faisant cela, elle les divise, chacun en tant que tel, et entre eux. Je pense que c’est peut-être ainsi qu’elle ouvre une perspective.

Est-ce qu’on peut dire que, à la fin de la pièce, Eléna est transformée ?
A partir du moment où elle parvient à faire quelque chose de son aveuglement, elle aide ces jeunes à y voir plus clair. C’est de l’ordre effectivement de la transmission : “ La méchanceté, l’hypocrisie, la bassesse, je connais ça autant que vous, vous croyez m’étonner… ”. Voyez la reconnaissance de l’aveuglement. Je crois que c’est le point de bascule qui permet à ces jeunes de s’affranchir de leur propre aveuglement. Et du coup, on voit bien qu’il y a une transformation du personnage et non pas une victoire obtenue de haute lutte à partir d’une position établie au départ. C’est sur cet aveuglement que, finalement la mise en scène nous permet de travailler, parce qu’au fond c’est ce qu’elle nous fait partager. Je me suis senti en face de mes propres aveuglements, quand j’étais en face de cette table, parce que l’on ne me laissait pas m’aveugler tranquille. On me regardait en face, en me demandant de soutenir cette question de l’aveuglement, de mon propre aveuglement. Et c’est peut-être ça qui nous met si mal à l’aise. Un vrai bonheur d’être mal à l’aise comme ça, parce que peut-être on peut en faire quelque chose. Dans la montée du fascisme en Allemagne, c’est l’aveuglement auquel consentent ces petits bourgeois qui font la noce, cet aveuglement qui est le mensonge qu’ils s’adressent à eux-mêmes, avant de l’adresser aux autres. Je crois que les cauchemars sociaux, et pas seulement les cauchemars sociaux, viennent toujours après les mensonges qu’on s’est adressés, mais sans pouvoir en faire quelque chose. Et dans cette pièce, elle parvient à en faire quelque chose de ses mensonges, et je pense que c’est ça qui affranchit ces jeunes. Faire quelque chose de nos mensonges, c’est peut-être la seule leçon que l’on puisse transmettre.

Yves Clot, sociologue du travail

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Mis au pas ou à l’index, asservis ou exclus, les auteurs dramatiques russes ont subi de rudes épreuves depuis le milieu des années trente, lorsqu’est instaurée une norme unique de création. Sous Staline, puis sous Khrouchtchev ou Brejnev, la politique de contrôle alterne répression et tolérance. Mais dès le milieu des années soixante, une résistance s’organise contre l’art officiel, contre l’image belle mais fausse de l’homo sovieticus.

(…) La lutte contre la censure est terrible et usante : censure du texte (le délai qui sépare l’écriture d’une pièce et sa publication, si elle a lieu, peut s’étaler sur plusieurs années) ; censure de la représentation. La Chasse au canard de Vampilov (reconnu aujourd’hui comme le père du renouveau dramaturgique des années soixante-dix) est écrite entre 1965 et 1967 ; elle sera publiée en 1970, créée en 1976 à Kichinev et seulement en 1979 à Moscou. Les premières pièces de Lioudmila Petrouchevskaïa, de Nina Sadour, écrites au milieu des années soixante-dix, paraîtront et seront représentées dix à quinze ans plus tard.

Malgré le parcours du combattant auquel les censeurs les soumettent, les auteurs dramatiques continuent d’écrire en s’exerçant dans plusieurs genres (scénarios, poèmes, contes, romans, récits) pour multiplier leurs chances d’être publiés ; ils se regroupent en ateliers dirigés par des auteurs reconnus (studio d’Arbouzov à Moscou où Slavkine et Petrouchevskaïa ont débuté, studio de Dvoretski à Léningrad fréquenté un temps par Galine). Ils essaient de faire représenter leurs pièces en marge du circuit officiel, par des troupes d’amateurs, par le théâtre étudiant. Cette notion de marge (obotchina) est au centre de la vie artistique des années de « stagnation ». Tout un réseau de lieux parallèles se met en place : clubs d’instituts, appartements, sous-sols récupérés, salles de maisons de la culture, et même « petites scènes », annexes des grands théâtres qui s’ouvrent et se multiplient à la fin des années soixante-dix. Ici se joue « l’autre répertoire », semi-officiel, toléré parce qu’il ne touche (ne « contamine ») que les franges de la population : l’intelligentsia, les étudiants. Ce répertoire, outre sa particularité thématique (les auteurs mettent en scène des antihéros dans un quotidien souvent sordide), a une autre spécificité : la forme courte qui correspond à une stratégie de « guérilla urbaine » (Petrouchevskaïa) : il faut frapper vite et fort le spectateur, le surprendre, le bouleverser. Les monodrames de Slavkine, écrits pour le Théâtre d’étudiants de l’Université de Moscou, allient une intrigue menée tambour battant et un style brillant, cocasse ; ils s’adressent à un public jeune, frondeur, anticonformiste.

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A la fin des années soixante-dix, les responsables de la politique culturelle déplorent une crise de la dramaturgie, alors qu’il existe une réserve importante d’auteurs encore jeunes (ils ont la quarantaine), prolixes, mais dont les fantaisies formelles et thématiques sont acceptées au compte-gouttes. Née dans les années trente, cette génération a traversé la sombre période stalinienne, subi, directement ou non, la répression. Elle s’est insurgée contre l’art officiel, contre les héros positifs, contre l’embellissement de la réalité. Zilov, le personnage central de La Chasse au canard de Vampilov, va devenir le prototype de la « nouvelle vague ». Cynique aboulique qui n’a plus la force ou la volonté de se coller un masque cohérent sur le visage, Zilov est un mort vivant, le produit typique d’une société sauvage, cruelle, qui oblige à mentir pour survivre. Vampilov, le premier, a eu le courage de montrer l’état de dégradation extrême, physique et mentale, de gens simples, de Soviétiques ordinaires.

Les auteurs de la dramaturgie post-vampilovienne (outre Petrouchevskaïa, Slavkine et Galine, il faut citer Arro, Kazantsev, Zlonikov, Razoumovskaïa) ont dû attendre la perestroïka pour que leurs œuvres jugées indécentes et fort peu éducatives obtiennent droit de cité. Loin de se poser en « ingénieurs des âmes », ils ne proposent aucun remède, ne donnent aucun espoir dans une amélioration, un apaisement possible. Refusant toute mission, tout message, ces auteurs témoignent simplement de leur temps, ils observent leurs semblables au quotidien, écoutent la langue parlée, faite de plusieurs strates (langue de bois, jargons divers, mots inventés, télescopages d’expressions aux effets cocasses, anecdotes), ce russe familier que les écrivains orthodoxes n’avaient ni exploré ni exploité.

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Une intelligence circule, ping-pong brillant, avant la mise à sac, méthodique, des espérances des deux bords. - Le Monde

On est pris, fasciné par la précision et la justesse de ce spectacle. Du théâtre pur et simple. - Le Point

Dans le rôle d'Eléna, Sylvie Debrun est splendide, ardente, irrécusable. - Le Figaro

Entre esprit de résistance et illusions perdues, Didier Bezace fait résonner la pièce "soviétique" de Ludmilla Razoumovskaïa dans une mise en scène qui tient du génie.- La Croix

Fable fascinante... C'est du très grand art, dans la virtuosité retenue, la densité, l'anti-démonstration. C'est terrible et terriblement actuel. - Le Quotidien du Médecin

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Sélection d’avis du public

Chère Eléna... un classique du théâtre russe Par Jean-Jacques B. - 26 août 2022 à 11h10

Une œuvre bouleversante d'humanité. Très belle mise en scène "distanciée" de D. Bezace. D'autres compagnies, comme l'UDP de Bruxelles, ont pris le parti du "réalisme", celui qui semble s'imposer à la lecture de la pièce. Deux points de vue qui se défendent. Le double langage de la pièce - celui de la morale incarnée par Héléna et celui de la traîtrise incarnée par les élèves - incarne parfaitement la Russie de Poutine... où la propagande est le manteau de la vertu derrière lequel se dissimule - à peine - le mépris de l'humain.

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Chère Eléna... un classique du théâtre russe Par Jean-Jacques B. (1 avis) - 26 août 2022 à 11h10

Une œuvre bouleversante d'humanité. Très belle mise en scène "distanciée" de D. Bezace. D'autres compagnies, comme l'UDP de Bruxelles, ont pris le parti du "réalisme", celui qui semble s'imposer à la lecture de la pièce. Deux points de vue qui se défendent. Le double langage de la pièce - celui de la morale incarnée par Héléna et celui de la traîtrise incarnée par les élèves - incarne parfaitement la Russie de Poutine... où la propagande est le manteau de la vertu derrière lequel se dissimule - à peine - le mépris de l'humain.

Informations pratiques

Criée

30, quai de Rive Neuve 13007 Marseille

Spectacle terminé depuis le vendredi 16 avril 2004

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