Naissance d'un récit
Oreste - Pylade
De la Gauche
Des Sophistes
Epilogue
Note scénographique
"Et voilà que soudain les portes s’ouvrent : et, à travers elles, non, on a pas vu passer notre armée avec ses drapeaux (…). Par contre par les portes ouvertes, est entrée dans la ville une armée inconnue de tous…(…). C’était une armée qui n’avait pas d’armes mais des rameaux d’oliviers, ne lançait pas de cris, mais souriait, ne faisait pas peur, mais donnait de la sécurité." Pasolini. Pylade
Pendant la campagne présidentielle nous avons recueilli les paroles de 8 militants – paroles de ces chevaliers épuisés recueillies avant le premier tour (LCR, Gauche Alternative, PC, PS, UDF, UMP). En parlant de la bataille pour les élections présidentielles, le débat déborde rapidement sur « la crise de la démocratie », si souvent invoquée au cours de la campagne. Les militants nous racontent leurs visions : institutions de la 5 ème République - pouvoir décisionnel à l’échelle internationale – pouvoir à l’échelle de leur propre parti – ou comment s’imaginer les sujets d’une destinée collective.
Cependant tous ne donnent pas la même définition de ce rapport individu-collectif. Nous regardons la séparation en deux camps de ces militants, gauche et droite, selon l’image qu’ils se font du pouvoir, immanent ou transcendant, au sein de la collectivité. D’un côté un chœur qui chante d’une seule voix. De l’autre une réunion tardive et agitée.
Dans nos lectures nous avons rencontré Pasolini : sa pièce Pylade est une allégorie sur le devenir oligarchique de la société démocratique qui résonne étrangement avec les évènements récents. A travers le personnage d’Oreste c’est le destin de la démocratie qui se rêve de façon tragique, et baroque.
Nous nous sommes également inspirés de textes théoriques. Les dialogues platoniciens qui opposent Socrate aux sophistes donnent en spectacle la démocratie grecque sur son déclin. Dans la cité athénienne la raison domine la vie de la cité, mais les passions – comme figures tragiques- en sont le parlement. Platon voit dans l’exercice de la sophistique - qui peut défendre une chose et son contraire - le signe d’une dégénérescence du gouvernement démocratique. Plus explicitement encore dans La République il montre la tyrannie déjà en germe dans ce gouvernement libre ; un excès de servitude succédera inévitablement à l’ excès de désordre.
Dans ce jeu de vision - d’une démocratie sans clarté, qui tombe comme une toile peinte et découvre un futur totalitaire apocalyptique - nous avons joué à donner une suite à la fable de Pylade en revisitant les romans d’anticipation (le texte fondateur de Zamiatine, Nous autres) mais aussi des prophéties plus contemporaines (textes de scientologie sur « le clair », discours politiques d’un homme nouveau…)
La tragédie d’Eschyle se terminait par l’avènement de la démocratie et la célébration de la raison pacificatrice. Pylade en est la suite crépusculaire.
En reprenant les éléments de l’ancien mythe Pasolini les transfigure, les tourne et les retourne à la façon des masques de silène. Il élève l’histoire contemporaine à hauteur du mythe, lui donnant sa signification tragique. Par contre coup, il abaisse le mythe vers l’actualité hasardeuse, grotesque.
La fable de Pasolini aurait pu être une allégorie des présidentielles 2007. L’histoire se découpe en deux prophéties : de retour à Argos, Oreste organise des élections démocratiques sous l’égide d’ Athéna - déesse de la raison. Celle-ci l’aurait, dit-il, sauvé du cycle de la violence tragique en transfigurant les Furies après son matricide. Ce nouveau gouvernement démocratique promet croissance et prospérité aux citoyens. Mais les forces obscures du passé sont encore à l’œuvre à la périphérie des villes. Pylade se sépare d’Oreste et fuit dans les montagnes pour construire une opposition véritablement démocratique. Une bataille se prépare entre les puissants notables de la ville et les opprimés des campagnes. Athéna apparaît et fait sa première prophétie : une révolution aura lieu.
Alors que la victoire semble acquise à Pylade et à ses camarades, Oreste signe une alliance avec Electre et les forces réactionnaires de l’ancienne tyrannie. Athéna apparaît une seconde fois et prophétise la victoire écrasante d’Oreste : une révolution aura bien lieu, mais ce sera une révolution de droite. La bataille tant annoncée entre Oreste-Pylade n’a pas lieu. La victoire est éclatante, et démocratique.
Le récit de Pasolini n’est pas sans rappeler certains faits mis en avant pendant la campagne présidentielle 2007 : l’épisode de l’alliance avec Electre et le hold-up électoral réalisé auprès de l’électorat d’extrême droite ; la désertion dans le camp de Pylade et le vote divisé de l’électorat populaire ; la double prophétie d’Athéna et la manipulation des sondages – nous interroge sur l’état de la démocratie à Argos.
Pasolini réutilise certains éléments du mythe pour les dénoncer comme instruments politiques. La séparation démocratie/tragédie ou raison/passion devient pure rhétorique.
Nous envisageons d’aborder ce texte dans un rapport frontal avec le public. La tragédie se joue devant la cité et met en jeu la cité. C’est d’abord une parole politique que veut faire entendre Pasolini. Ou comment questionner la démocratie en questionnant le théâtre.
On peut dire que le jeu tragique est comme refoulé dans Pylade. Il peut surgir en tant que symptôme, à certaines apparition d’Electre, ou au souvenir des Furies.
Nous avons choisi de confronter des paroles documentaires contemporaines avec l’écriture poétique de Pasolini. Le glissement du texte Pasolinien à cette réalité documentaire s’opère pendant les prophéties d’Athéna, à travers les témoignages des militants de gauche. En superposant l’actualité au temps du mythe, l’Histoire devient circulaire. Elle porte en elle ignorance et prophétie. Les militants disent nous avons souvent perdus. Dimanche je ne sais pas… La temporalité de ces paroles militantes - leurs croyances, mêlées d’espoir ou d’appréhension – sont mises en perspective par le récit mythique, qui est éternel retour du même. L’Histoire se répète et s’oublie.
Les discussions (tardives et agitées) de ces militants de gauche sont en quelque sorte le récit de ce qui se passe dans les montagnes autour de Pylade. Ces « archives » sont comme une photographie des forces d’oppositions – instants taillés dans la matière-temps avant le combat Oreste-Pylade. Mais c’est surtout la bataille interne à la gauche qui se déploie : l’échec de la candidature unitaire marque l’ impossibilité d’un accord. Ces débats internes à la gauche sont bien le signe d’une vie démocratique, mais ils annoncent aussi sa défaite, inconsolable. Ce qui nous intéresse dans cette forme documentaire c’est le mouvement de la pensée, son chemin, sa perte…
Nous envisageons de travailler avec les comédiens sur la frontière entre naturalisme et formalisme, de l’incarnation à l’acteur marionnette. Le texte-entretien est une partition très précise. Le comédien travaillera au regard, à l’intonation, et au geste près. Cette partition est musicale et chorégraphique. Il s’agit de rendre cette présence-éloignement, à l’image des vieilles photographies.
Les dialogues platoniciens sont pensés comme des conversations de citoyens à l’intérieur de la ville. Les apories de la raison sur ce qu’est la justice, et le bon gouvernement, rendent compte de la complexité de telles questions. La longueur des raisonnements nous intéresse pour ce qu’ils disent de cette difficulté.
Ces discussions philosophiques sont d’abord des spectacles : les sophistes se mettent en scène devant l’auditoire avant de présenter leurs arguments ; parfois l’un d’eux s’emporte, le débat tourne au combat, et la raison enfante des monstruosités.
Nous avons pensé l’occurrence de ces dialogues en symétrie avec la réunion des militants dans les montagnes. Deux séquences qui éclairent le récit de Pasolini. La deuxième séquence marque la condamnation de la démocratie après l’alliance d’Oreste avec Electre. Cette séquence est aussi une entreprise idéologique.
Pendant ces épisodes, la démocratie se met elle-même en scène et se donne en spectacle. C’est en quelque sorte une représentation dans la représentation. Nous représenterons l’auditoire sur le plateau pour créer cet effet de distance. Le rapport frontal est différé. Il est possible de travailler sur un jeu masqué.
Après la victoire d’Oreste nous imaginerons le visage de la nouvelle réalité. Celle-ci est en quelque sorte notre prophétie. Il faut penser cette partie comme un ballet (satyrique).
Chacun des comédiens abandonne son ancienne partition de « militant de gauche » pour entonner sa béatification : la « crise de la démocratie » est à présent résolue. Athéna est la grande prêtresse du monde nouveau.
Pour cette fin heureuse (qui n’est pas la résolution de l’énigme) nous reconstruisons le 4 ème mur, dans son éloignement scène /salle. Le spectateur est laissé à un flux de paroles qui ne disent plus leur provenance (textes de scientologie sur l’état de clair ou la nouvelle grammaire, La cité idéale de Zamiatine, les discours politique d’un homme nouveau, interviews de militants UMP…). La raison n’est plus consolatrice. A présent une douce musique se fait entendre.
Ces paroles croisées jouent à plusieurs voix, à plusieurs mains, dans la recherche d’une grande choralité, d’une unanimité.
La chorégraphie de ce ballet s’appuie sur une pure situation de plateau. Chacun refait son parcours d’acteur dans l’espace, et parfois échange son parcours avec d’autres. Cette situation de plateau pourrait se donner comme la seule réalité vraie. Une ruse de la raison.
L’instant mythique – la naissance de la démocratie – ne se limite pas au temps historique.
Nous avons voulu inscrire la fable dans un décor contemporain, quotidien. Argos aujourd’hui ou ce qu’il reste de la cité grecque. Un anachronisme.
Nous nous sommes donc inspirés de ces espaces publiques, urbains…désertiques. Plus précisément de ces espaces où l’on attend, aéroports, gares, ou entrepôts. Cette immobilité est caractéristique du récit pasolinien, dans sa structure didactique : à Argos rien ne bouge malgré les nombreuses incantations. « Nous avançons, vers le travail, la richesse, le pouvoir - en paix (…) et cependant tout retourne en arrière » .
Nous avons donc cherché à rendre dans l’espace cette tension entre progrès et immobilité, démocratie et tyrannie, étendue et écrasement…
La scénographie est composée d’un sol et d’un ciel, c'est-à-dire d’une moquette orange et d’un faux plafond gris.
Ciel et terre sont deux éléments proprement tragiques. Le chœur s’interroge sur la parole des dieux : « c’est sûrement une tempête qui se déchaîne, ce n’est pas le soir qui descend – ou alors un tremblement de terre, sacré, précédé par ce profond silence » . Electre enterre Clytemnestre de ses mains : « et tu sais où je l’ai ensevelie ? Exactement à côté de la tombe d’Agamemnon, et des autres pères - et des pères des pères ».
La scénographie fait référence à ces deux éléments, mais l’absence d’une nature sauvage joue par contraste avec le texte pasolinien riche en descriptions. En prenant à rebours les éléments propres à la tragédie, nous souhaitons redonner au récit sa valeur d’allégorie.
Le plafond déborde au dessus du public : une façon de réunir scène et salle. Mais dans la mise en scène l’abolition du 4 ème mur n’est pas une libération. Elle a valeur de piège. Ainsi cette impression de claustrophobie créée par ce faux ciel qui continue d’interroger la relation acteur-spectateur.
Des chaises et des micros sont présents à la périphérie du plateau qui servent à dessiner d’ autres espaces (espace périphérique qui dessine d’ autres centres) : les sophistes sur la place publique, une assemblée générale de militants dans les montagnes.
59, avenue du Général de Gaulle 93170 Bagnolet
Voiture : Porte de Bagnolet, à 300 m direction Bagnolet/Montreuil