Spectacle en allemand, surtitré.
Un homme et une femme sont là, assis dans les rumeurs de la nature toute proche. C’est comme s’il leur fallait d’abord garder le silence pour devenir pareils aux éléments d’un paysage. Mouvant et animé comme le vent, semé de cris venus de tous les points du ciel, ce silence est comme un pont en pointillés « d’un temps à l’autre » – ce temps si libre qui est l’une des clefs musicales de la pièce. Temps perdu ou retrouvé, temps qu’il fait s’entrelacent au temps historique (c’est à Aranjuez que Schiller situe l’intrigue de Don Carlos). Sous la surface légère des vacances se creuse la profondeur d’une trêve ou d’une fête solennelle : chronologie et météorologie, mémoire et sensation sont ici comme des pulsations qui lentement s’accordent pour battre ensemble un seul rythme fondamental, jusqu’aux dernières paroles avant l’obscurité : « O qui sait ce qui sommeille dans la profondeur du temps ».
Est-ce une histoire ?
L’HOMME – C’était un faucon. Les buses et les milans tournoient au-dessus des arbres. Ce sont les faucons qui traversent la forêt, tantôt les feuillages en haut, tantôt les troncs en bas, comme des flèches. Plus d’une fois j’ai trouvé un faucon mort qui est entré en collision avec un arbre. Etait-il malade ? Trop vieux ? Trop jeune ? – Ta première nuit avec un homme ?
LA FEMME – Ce n’était pas une nuit. Et lui, il n’était pas un homme. Et moi, je ne suis pas devenue une femme. Mais c’était quand même un acte d’amour, j’ai fait l’amour avec lui, et il a fait l’amour avec moi. C’était l’union physique, corporelle, physique. – C’était l’union de deux corps en un, et quelle union !
L’HOMME – Raconte.
LA FEMME – J’ai souvent envie de raconter, surtout cette expérience-là. Mais dès qu’on me demande : Raconte ! – élan coupé.
L’HOMME – Aujourd’hui, c’est différent. Aujourd’hui est un autre jour. C’est l’été, comme jamais. Peut-être le dernier après tout. Et ce n’était pas une demande.
LA FEMME – Oui, c’est l’été, comme pour la dernière fois ici. Et c’était un été aussi, ce jour-là. Non pas ma première nuit – mon premier jour d’amour. Un verger. Crottes des poulets, grises, blanches, dans l’herbe fraîchement coupée.
L’HOMME – Une échelle de bois dans un pommier.
LA FEMME – Devine.
L’HOMME – Et tu venais de fêter tes dix-huit ans.
LA FEMME – Mal deviné. D’une part j’étais encore enfant. J’avais juste dix ans. Mais bien deviné, d’autre part : c’était le jour de mon anniversaire. – Ou je me trompe, et c’était seulement un dimanche ? N’importe quel dimanche d’été ? Ce qui est sûr : j’étais habillée en vêtements de fête, clairs, une longue robe blanche, des chaussettes blanches, même des chaussures blanches, sans talon. – Je n’ai raconté l’histoire à personne, et même pas à moi seule. – Est-ce une histoire ?
L’HOMME – Raconte. On verra bien.
LA FEMME – C’était l’après-midi. Moi sur une balançoire quelque part dans le verger. Oui, une pommeraie, pas une cerisaie, pas de taches rouges sur ma robe, ni avant, ni après. Aucun souvenir des gens près de moi. Quand même la présence invisible des miens, mère, père, frères, soeurs. Et moi, sur cette balançoire, avec des élans – encore “élan” – de plus en plus libre, de plus en plus libérée de la présence des miens pour une autre présence.
L’HOMME – Pas si vite. Regarde. Quel blanc, les pétales des fleurs de liseron. Comme elles ondulent en flottant au vent. Et comme la corolle est d’un sombre profond.
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