Le spectacle sera suivi de Vivre dans le secret dans la Cour. Le texte de la pièce est publié aux ed. l’Arche, trad. Terje Sinding.
Entretien
Nous sommes les autres
Extrait
Vivre dans le secret
Dans ton parcours de metteur en scène, peux-tu nous présenter Dors mon petit enfant :
Depuis mon premier spectacle je me suis toujours posé quelques questions récurrentes. Comment crée t’on la vie ?
Quelles sont les origines de l’homme qui font que nous sommes comme cela aujourd’hui ?
Comment la littérature, la peinture, le cinéma et le théâtre ont-ils tenté de représenter cette indicible, cette permanence toujours en mouvement : le vivant.
Mais le fait de me poser la question du vivant m’amène toujours à reposer la question de la mort, du mortel.
En effet on ne peut pas séparer la vie de la mort et la mort de la vie. Je trouve que les grands auteurs rencontrent cette question : Dostoïevski, Kafka, Büchner, Shakespeare…
Quant à mon expérience, il est vrai que déjà dans Frankenstein de Mary Shelley adapté par Armando Llamass, nous nous étions frottés à cette thématique : le docteur Frankenstein crée un être vivant, un monstre qui ne demande qu’à aimer et être aimé. Le docteur Frankenstein lui refuse tout espoir d’adaptation dans notre monde.
Dans Les Récits d’un jeune médecin de Boulgakov, un jeune médecin, juste sorti de l’université, se retrouve en pleine campagne, dans un dispensaire perdu. Lors de sa première nuit de garde, une jeune fille de 17 ans, arrive avec son père, la jambe broyée. Comment sauver cette jeune fille ? par quel moyen ? l’amputation ? va t’elle mourir pendant l’opération ? Eric Doye et Mario Haniotis jouaient ce texte d’une telle intensité dramatique, avec une sorte de légèreté, comme si la vie, la mort, étaient suspendues à l’acte, à la nuit.
Dans La Légende du Saint Buveur de Joseph Roth, Pascal Bongard jouait un clochard qui, par miracle, reçoit une somme d’argent qu’il jure de redonner à Ste Thérèse le dimanche suivant. L’argent en poche, il retrouve sur son chemin, les différents protagonistes de sa vie passée. Il succombera dans les bras d’une jeune fille. Le dimanche, à l’église, il croira voir Ste Thérèse. Là encore, un être seul, abandonné, est surpris par la vie jusqu’à l’instant même de la mort. Il meurt étonné, réconcilié.
Je pourrais bien sûr continuer à replonger dans tous ces textes et toutes ces mises en scènes. Mais revenons plus précisément à Jon Fosse. Cela fait maintenant plusieurs années que j’ai découvert ce texte et dès le départ je voulais le monter, pourquoi ? Justement parce qu’il représente trois personnages 1.2.3, qui se retrouvent dans un endroit qu’ils ne connaissent pas, qui leur est familier sans l’être, dans un temps qui ne se compte plus, dans une durée pourrait on dire ! et petit à petit, leur identité, leur moi , leur ego disparaît.
Quitter un espace, un temps, une identité, tellement définis dans notre société aujourd’hui, me transportait dans un univers ou personne n’avait encore été, là ou il y a aucune mémoire, aucun concept…..une autre dimension de l’être ; et j’étais bouleversé, de savoir qu’un autre point de vue jamais imaginé était possible et cela avec une telle économie, ou plutôt une telle rareté une telle unicité. Alors tous les textes que j’avais monté s’éclairaient à nouveaux, la vie s’éclairait.
En quoi ce texte est-il important aujourd’hui ?
Oui, le texte est très important aujourd’hui, puisqu’il présente trois personnages, qui comme je l’ai dit sont hors de l’espace, hors du temps, hors de leur égotisme et donc il définit des rapports inimaginables entre 3 êtres, c’est à dire, qu’il nous laisse imaginer un ailleurs, une utopie ou les hommes se retrouvent, où ils perdent tout ce qui nous constitue, socialement, moralement…et cela est très passionnant de définir ce qui disparaît, ce que nous perdons, pour trouver quoi ? Là est toute la question.
Il y a dans Dors mon petit enfant de Jon Fosse comme dans d’autres textes de cet auteur, cette attirance, cette aimantation vers d’autres origines. Oui origines, puisque l’œuvre de Jon Fosse décrit les hommes avant même qu’ils soient nés : « le nom » ; ou les hommes quittant la vie : « Quelqu’un va venir, Un jour en été, Matin et soir et Mélancholia II », ou d’une façon biologique comment par le fait de mourir nous créons du vivant.
C’est un nouveau rapport aux vivants par la vie, par la mort, qui fonde ce texte. Non pas d’une façon religieuse, angoissante, fantastique,…cauchemardesque, moribonde, mais par la métamorphose, par la transfiguration (le changement de forme). Je ne m’appesantirai pas sur le rapport que notre société a avec tous les mystères et les secrets du vivant, et donc du mortel. Je préfère imaginer d’autres impossibles.
Quelle sera alors la forme de la représentation ?
Je suis parti du postulat que la vie est mouvement, mouvement du cœur, du sang, du souffle, mouvement des liquides, des cellules ; que notre corps est perpétuellement en mouvement et que c’est par le travail du mouvement que l’on peut représenter cette inimaginable. Je suis très heureux que Daniel Larrieu fasse partie de cette aventure, ainsi qu’Anne Laurent.
En effet chacun des acteurs sera toujours en mouvement, mais c’est un travail magnifique d’écrire par les corps et les visages cette langue étrangère, cette langue d’un au-delà.
Nous allons travailler énormément en amont pour que chaque acteur trouve cette singularité du mouvement. Un travail autour de la perception de soi, la perception des autres, un travail sur la visualisation de la mémoire. Comment faire apparaître tel ou tel événement ? Un travail toujours sur la faille, la chute, mais aussi un travail sur la reconnaissance, l’être avec. Une grande importance sera donnée au rythme : écrire une partition musicale des corps.
Il y aura un travail très important aussi sur le son. Je crois que notre mémoire est immense, comment faire disparaître cette mémoire sonore… qu’entend-on alors ? Il y aura donc une infinité de son, de musique, de pages d’histoires qui vont disparaître. Qu’écrira-t-on sur cette nouvelle page sonore ? Je ne sais pas encore…
Cidalia da Costa, Sophie Niesseron, feront les costumes et les maquillages. En ce qui concerne le jeu, il sera bien sur mouvement avec Anne Laurent mais aussi, grâce au talent d’Axel Bogousslavsky, Pascal Ternisien et Lucas Anglares il sera léger et bouleversant, drôle, plein de finesse et de délicatesse…
C’est une partition magnifique.
Dors mon petit enfant se lit au-delà du sens, au-delà de la compréhension ; c’est un texte qui, à chaque lecture, offre de nouveaux champs d’investigation.
Trois personnages dont nous ne savons rien, ni leur présent, ni leur devenir :
“nous sommes là pour toujours “
”toujours n’existe pas “
“nous ne sommes nulle part”
Mais où est-il cet espace de nulle part, ce temps inexistant ? Tout cela dépasse notre entendement, notre imaginaire, notre sensibilité. Nous sommes ailleurs. Nous sommes en dehors de nous-même, nous sommes les autres. Ainsi il faut s’abandonner soi-même, lâcher prise, se fondre, se dissoudre en dehors de soi. Devenir une part des autres, être les autres qui sont moi.
Eux aussi se sont abandonnés, ont lâché prise. Ils sont là, éparses, ils respirent, mais ne sont plus eux-mêmes. Ils sont devenus moi ou une partie de moi-même, ils sont devenus les autres “les êtres chers” et “les êtres chers qui ne sont plus”. Ils sont au-delà, de l’autre côté de la frontière du monde, en dehors du temps. “Toujours n’existe pas”.
Ils sont possibles mais impossibles à imaginer, à penser, à concevoir.
Jon Fosse fait entendre ce qui ne peut être vu : une voix du silence où chacun entend sans comprendre. Là n’est plus la question : il ne s’agit plus de vivre et de mourir, il s’agit d’être là.
être avec
être soi
être tous les êtres chers
êtres tous nos êtres chers
regarder l’autre
aimer celui-là que l’on a toujours aimé
aimer celle que l’on aime
devenir ceux que l’on aime
Faire entendre ce qui nous unit, sans mots. Dire juste ce presque rien que nous partageons à l’infini et qui se donne de part et d’autre. Nous ne sommes plus seuls en nous-même, il y a tous ces êtres que nous sommes, il y a tous ces êtres chers dans lesquels nous sommes : nous sommes l’autre, nous, moi ; faisant taire la peur de l’autre puisqu’il fait partie de moi-même.
L’écriture de Jon Fosse est remarquable par sa concision, par son économie : très peu de mots, toujours les mêmes, toujours ce non désir de la phrase, de l’expression, comme si cette rareté du vocabulaire donnait confiance à l’intériorité. Comme si cette économie permettait d’écouter le reste du monde au-delà de sa propre pensée. Comme s’il fallait se réinventer soi-même à chaque instant pour partager l’existence.
Nous sommes au-delà du sens, au-delà du silence.
Etienne Pommeret, Janvier 2007
Personnage 1
(…)
Sans rien faire
je suis arrivé ici
Je ne comprends pas pourquoi
Je suis ici tout simplement
pour quelle raison suis-je ici
Je ne comprends rien
Je suis ici tout simplement
Personnage 3
Tous nous sommes ici tout simplement
Personnage 2
Et nous resterons ici
Pour toujours nous serons ici
Personnage 3
Toujours n’existe pas
Etre n’existe pas
Personnage 1
Nous sommes ici tout simplement
(…)
(extrait, p. 168)
De Jon Fosse (trad. Terje Sinding, ed. l’Arche). Avec Etienne Pommeret (voix) et Anne Laurent (danse). Dans la cour de L’Echangeur, la suite des représentations de Dors mon petit enfant du 7 au 30 juin 2007.
“Ce qui est individuel, c’est la relation, c’est l’âme, non pas le moi ; le moi a tendance à s’identifier au monde, mais c’est déjà de la mort, tandis que l’âme tend le fil de ses sympathies et de ses antipathies vivantes ; cesser de se penser comme un moi pour se vivre comme un flux, un ensemble de flux, hors de soi et en soi ; la part inaliénable de l’âme c’est quand on a cessé d’être un moi : il faut conquérir cette part éminemment fluante, vibrante, luttante.” Gilles Deleuze
Après la création de Dors mon petit enfant, j’ai eu le temps de me libérer d’un secret, de diffuser ce secret comme un air qu’on respire, comme une pluie que l’on reçoit, comme le souffle du vent qui parcourt la campagne. Oui, je suis enfin libre de mon secret. Durant les représentations de Dors mon petit enfant, j’ai été très surpris du besoin de narration des spectateurs, de la nécessité d’une histoire, d’une situation entre des personnages... Il n’y a rien de tout cela dans le texte de Jon Fosse.
Le travail chorégraphique réalisé avec Daniel Larrieu crée une autre partition, un étonnement qui fait entendre l’indicible de la pièce. Pendant la tournée qui a suivi la création, nous faisions des rencontres avec le public pour permettre à chacun d’exprimer ses intuitions face au texte et à la mise en scène ; ainsi chacun avait ses propres mots, sa propre lecture, sa propre traduction de ce qu’il venait de recevoir. Quand le projet de la reprise s’est concrétisé, j’ai imaginé une autre forme de conversation : dire ce petit texte de Jon Fosse Vivre dans le secret comme un prolongement à Dors mon petit enfant. Offert à ceux qui le désirent, Vivre dans le secret”sera joué dehors, quelques minutes après la fin de Dors mon petit enfant.
Le secret, d’une vitalité à toute épreuve, est comme ces plantes qui jamais ne meurent. Le secret est en nous comme le coffre fort de notre conscience. Il fait partie intégrante de nous-même.
Il en est des secrets comme des fantômes : certains sont bénéfiques, d’autres le sont moins.
Mais chez Jon Fosse, ce qui importe, ce n’est pas tant le secret que la notion du lieu du secret. Ce n’est pas ce que l’on cache mais le lieu dans lequel je vis avec le secret : lieux de mémoires, lieux de l’imagination, lieux du rêve, lieux de la conscience, lieu de la pensée, lieux de l’intime, lieu de l’en-soi.
Et plus nous creusons ces lieux plus nous approchons de cette notion d’âme.
“L’âme on ne la voit jamais
elle ne se laisse pas voir
(long silence)
c’est comme ça
(silence)
l’âme c’est comme ça.”
Si je ne suis pas capable d’oubli, si je vis avec le souvenir de tout, si ce souvenir laisse apparaître tout ce qu’on voit et tout ce qu’on ne voit pas, tout ce que l’on sait et tout ce que l’on ne sait pas, tout ce qui est compris et ne l’est pas, alors il faut vivre dans une sorte d’introspection comme l’homme en prière de Kafka.
La solitude devient indispensable et plus encore le secret, vivre dans le secret, dépasser la conscience du sens, du présent, du passé et laisser entendre cette autre chose, autrement, laisser apparaître le monde du silence et l’écouter.
Il y a partout, aujourd’hui, une force « tétanisante » causée par le trop. Toute la journée nous sommes sujets à la sur-information, au sur-savoir. Nous sommes gavés de partout, tous nos sens sont épuisés, notre pensée est atrophiée, notre critique émoussée, notre réflexion inexistante.. Par acharnement à combler les vides et les manques, en sur-dose de tout, notre société devient la négation de l’être. Alors ?
C’est la détermination de chacun à déjouer ses sens, à choisir autrement, à écouter d’autres secrets, à échapper aux exhibitions des secrets (jeux d’apparences, d’illusions : être vu, être compris, être connu....)
“Ils croient
que ce qui est dit et annoncé et montré
se transforme en un bien
pour eux
pour les autres
(réprimant un rire)
qu’est ce qu’ils sont bêtes
(bref silence)
qu’est ce qu’ils sont bêtes tout de même
(silence)
et qu’est ce que je suis bête aussi
suis je capable d’oubli
n’ai je pas le souvenir de tout
de tout
moi
(s’interrompant)
car l’âme on ne la voit jamais
elle ne se laisse pas voir
(silence)
l’âme c’est comme ça
(bref silence)
qu’on laisse alors les hommes vivre leur vie en se cachant
qu’on les laisse vivre dans le secret
(silence)
qu’on me laisse vivre dans le secret
(silence)
oui
59, avenue du Général de Gaulle 93170 Bagnolet
Voiture : Porte de Bagnolet, à 300 m direction Bagnolet/Montreuil