Deux spectacles à découvrir à la suite, une soirée Fanny de Chaillé : Coloc précédé du Voyage d'Hiver.
Les spectateurs du Théâtre de la Cité Internationale connaissent bien désormais le travail de Fanny de Chaillé : ils savent que l’essentiel de ses spectacles s’appuie sur des textes qu’elle manipule, reconstruit, réinvente parce qu’elle a besoin de voix pour produire du mouvement, parce qu’elle a le sentiment qu’on ne bouge jamais sans texte. Parce qu’elle a l’impression, peut-être, que c’est le texte qui nous bouge, qui est le moteur ou la raison de nos gestes. Mais dans ce jeu d’échanges entre corps et voix que chacune de ses pièces organise, le langage à son tour gagne en matérialité, voire en corporalité : lui aussi s’épuise, rebondit, saute et s’effondre. Comme font les gens.
On sait peut-être moins que le poète Pierre Alferi, en revanche, est mu par un même intérêt pour la physicalité du langage. Dans Chercher une phrase, il pose que le langage cherche à rejoindre les choses : « La phrase met en rythme les choses. Elle est une expérience. [...] En inventant leur rythme, la phrase comme expérience retrouve les choses elles-mêmes. » Au mieux, donc, grâce au rythme, le langage devient matière. On pourrait dire que pour Alferi l’écriture consiste à inventer une bande-son du monde, une bande-son qui accompagne le monde et nous mette en sa présence. Une bande-son qui se métamorphose en matière et en gestes. Le langage, autrement dit, est action : « Comment les phrases en disant quelque chose font quelque chose. »
Il n’était certes pas écrit que Pierre Alferi et Fanny de Chaillé dussent se rencontrer. Mais, une fois la rencontre faite, on comprend qu’ils aient pu trouver ensemble un terrain d’entente et surtout de travail : le corps agissant du langage. Coloc est le résultat de leur collaboration. Et si on parlait ensemble ? Colloque. Et si finalement on vivait aussi ensemble ? Coloc – comme la langue doit vivre avec le corps, et inversement.
Fanny de Chaillé est une artiste de la scène qui se soucie beaucoup du statut du langage. Pierre Alferi est un écrivain de la page qui hésite de moins en moins à faire circuler ses mots par vidéo ou par chanson interposée. Leur rencontre n’allait pas de soi mais il est somme toute logique qu’ils « colloquent » le temps d’un spectacle. Fanny a passé à Pierre la commande suivante : « écrire une partition pour acteur (son corps, sa voix, son souffle) comme un compositeur l’aurait fait pour un instrument. » Tel est le principe de départ de Coloc.
Avec Le Voyage d’hiver, Fanny de Chaillé applique à un texte de Georges Perec, l’un des membres phares de l’OuLiPo, fameux laboratoire de littérature sous contrainte, le traitement modificateur qu’il avait l’habitude d’appliquer aux autres. Elle a choisi une nouvelle qu’elle lit mais pas exactement, puisqu’elle la traduit pour nous en direct et en synonymes.
Comment a démarré votre collaboration ?
Fanny de Chaillé : J’ai reçu une commande d’Hubert Colas pour ActOral. Il m’a proposé de travailler avec un écrivain. A la vérité, travailler avec un écrivain ce n’était pas une envie qui me tenaillait mais j’ai pensé que si je devais travailler avec quelqu’un ce serait avec Pierre Alferi. Une amie commune, Sarah Murcia, a organisé un diner…
Pierre Alferi : Je ne connaissais pas Fanny à l’époque. Au début, j’ai vu cette fille en jeans et baskets et j’ai cru que c’était la baby-sitteuse. Bon, ensuite les choses sont rentrées dans l’ordre. Ce que m’a dit Fanny c’est qu’elle voulait faire une pièce où figurerait une partition, où le texte aurait un rôle visible. L’idée m’a plu parce que la présence du texte, sa visibilité, m’intéresse. J’ai pensé à ce qui me troublait à ce moment-là : skype. Avec skype, on a toujours des problèmes dans les conversations : le son est coupé ou le débit est trop lent et du coup l’image est saccadée ou figée. Je me suis dit que ça serait bien d’inventer un système de secours : une machine qui lise sur les lèvres et transcrive le texte à chaque fois que le son est coupé. Ce serait une transcription phonétique du français au français. Evidemment, ça aussi, ça marcherait mal, comme tout. La transcription reproduirait des phonèmes mais pas forcément les mots que le locuteur prononce. Il y aurait un découpage arbitraire des phonèmes tel qu’ils construiraient d’autres mots.
Fanny de Chaillé : Quand j’ai reçu le texte, je l’ai lu et l’ai trouvé absolument incompréhensible. J’avais besoin de le lire à haute voix pour le comprendre et cette nécessité m’a beaucoup plu. C’est écrit comme des espèces de rébus, de motsvalises, de mauvais calembours. Ca fonctionne vraiment comme une partition, on a besoin de mettre le texte en voix pour qu’il fasse sens.
C’est un texte pour l’oreille. Est-ce que c’est aussi un texte pour l’oeil ?
F. de C. : Oui, c’est aussi un texte pour l’oeil. Je voulais le faire apparaître sur scène, comme si le texte était la scénographie. Je ne suis pas très intéressée par les innovations techniques parce que j’aime les choses faites vite, simplement, les plus claires. À partir du moment où l’on utilise la technique, je trouve que l’on est déjà dans la distance. Alors, pour éviter toutes les complications techniques, nous avons pris de grands cartons et écrit la partition dessus, à la main, parce que lorsque quelque chose est écrit à la main, il est possible de sentir le corps de quelqu’un. Et puis écrire le texte à la main, pour nous, c’était une façon de se l’approprier aussi. Donc le texte est écrit sur des cartons et présenté au public mais celui-ci n’y a pas un accès direct. S’il lit les cartons, il ne les comprend pas. Il faut que Grégoire Monsaingeon les dise, il faut que ça passe par la voix de l’acteur. Alors le public reconnaît lentement la langue qui est dans la langue.
P. A. : C’est intéressant, cette mise en scène à partir de cartons, parce que ça accentue le fait que c’est de la langue broyée, mixée, régurgitée.
F. de C. : Oui, j’ai travaillé à partir de la manipulation de la partition. On joue avec les cartons, avec la matière carton. Je me suis amusée à découper la partition de Pierre sur un grand nombre de cartons de tailles différentes et c’est le défilé de ces cartons qui donne son rythme à la pièce.
Est-ce que le texte parle de quelque chose ou est-ce juste un travail sonore ?
P. A. : Avec skype, il y aussi l’idée que les distances sont brouillées. On peut avoir le fantasme que les gens se déplacent aussi facilement que les signaux. Au moment où j’écrivais, j’étais fasciné par l’histoire de Luka Rocco Magnotta, le tueur et dépeceur de Montréal. Il était à Montréal et tout à coup, on nous dit qu’on l’a vu à Paris, à la Porte d’Ivry ; puis à Berlin. Il était comme un virus
informatique. Soudain, on pouvait dire : « il est là chez toi. Il y a un tueur fou et il est chez toi. » En fait, ce genre de sujet vient presque naturellement quand on fait ce type de travail sur la langue. C’est très difficile de découper des phonèmes autrement qu’ils ne le sont dans la vraie phrase, dans la vraie langue. C’est contre-nature. C’est comme de chercher un motif abstrait dans quelque chose de concret. Et donc il faut travailler à voix haute, envisager le langage comme une matière sonore. Et forcément quand on travaille comme ça, ce sont tous les trucs dont on ne veut pas qui apparaissent, toutes les choses qu’on refoule plus ou moins fortement : sexe, violence, mort. C’est un texte obscéno-scato-morbide. Il fonctionne sur une sorte de régression, d’abêtissement pulsionnel.
Est-ce que le texte comportait des didascalies ?
P. A. : À vrai dire, je n’avais aucune idée de mise en scène. Je n’ai donné aucune indication parce que j’espérais plus des idées de Fanny que des miennes.
F. de C. : Au début, Pierre est venu mais en fait sa présence me gênait, me perturbait, m’empêchait d’avoir des idées. Alors j’ai travaillé sans lui.
Vous avez choisi de travailler avec Grégoire Monsaingeon et Christophe Ives : l’un est plutôt acteur, et l’autre plutôt danseur. Est-ce une façon de jouer sur l’opposition du corps et de la voix ?
F. de C. : Pas vraiment. Je savais que je voulais travailler avec ces deux personnes qui auraient parlé ensemble. Et puis au fil du travail, je me suis aperçue que Grégoire prenait naturellement en charge le texte et Christophe lui donnait une existence spatiale, en mouvement. C’est plutôt devenu le discours d’un seul. Il y a deux personnes sur scène mais il n’y en a qu’une qui parle. C’est un peu une histoire de double ou de schizophrénie.
P. A. : Au fond, le désosseur a le fantasme de tout liquéfier, d’enlever les os pour que tout devienne fluide, liquide, circulatoire comme si tout était déconstruit. C’est un peu ce que cherche la pièce.
Propos recueillis par Stéphane Bouquet, novembre 2013
17, boulevard Jourdan 75014 Paris