« Les gens sont en effet las d’entendre parler. Ils ont un profond dégoût des mots. Car les mots se sont interposés devant les choses. » En 1902, Hugo von Hofmannsthal rédige La Lettre de Lord Chandos, un texte sidérant et désespéré qui, parce qu’y perce la solitude extrême du poète, restera dans les mémoires comme « la crise Hofmannsthal ». Oraison funèbre sur la perte de sens des mots, l’inanité du langage, l’impossibilité de la parole, cette confession intime sonne à quelques égards comme une lettre de démission : à cette même date, celui que l’on nomme « le Rimbaud viennois » décide en effet d’abandonner la poésie pour le théâtre. Renoncer à la contemplation pour privilégier l’action, donner la parole aux corps…
Ces réflexions d’Hofmannsthal, Fanny de Chaillé les a lues et aimées très jeune, avant ses recherches universitaires sur la poésie sonore, ses collaborations avec Alain Buffard ou Gwenaël Morin, bien avant ses performances inventives sur le rock, Georges Perec ou les logiciels de traduction.
Aujourd’hui, loin de proposer une profération lyrique et solitaire de cette Lettre de Lord Chandos, elle réunit sur le plateau quatre interprètes pour concevoir des principes ludiques incongrus, dans la droite lignée de Gonzo conférence (2007) ou Je suis un metteur en scène japonais (2011) : diviser corps, voix, souffle, ponctuation pour les répartir sur plusieurs acteurs peut-être, décortiquer le texte à la façon d’une partition musicale sans doute... Inventer des délires linguistiques, des constructions oulipiennes et d’improbables carcans pour nous permettre, par le théâtre, de réentendre nos mots.
Votre nouvelle création, Le Groupe est basée sur La Lettre de Lord Chandos, un texte poétique de Hugo von Hofmannsthal, écrit en 1902. Quelle est la nature de cette lettre et quel en est le sujet ?
Fanny de Chaillé : C’est un texte très particulier écrit par un poète autrichien qui a connu la renommée très jeune, au point d’avoir été surnommé le « Rimbaud viennois ». Cette lettre a un statut paradoxal qui m’intéresse beaucoup puisqu’il s’agit d’une fiction mais qu’à la publication du texte le personnage a immédiatement été confondu avec son auteur. La Lettre de Lord Chandos est généralement interprétée comme la « crise d’Hofmannsthal ». Il s’agit d’un homme, Philipp Lord Chandos, qui écrit qu’il ne peut plus écrire, parce que les mots ont perdu toute valeur et sont devenus des abstractions pour lui. Il le dit : « les mots se sont interposés devant les choses »... La lettre se déploie alors comme une quête intime vers la pure sensation.
C’est donc une écriture qui déplore l’impossibilité de l’écriture. C’est une forme d’adieux aux mots...
Oui, en quelque sorte. L’idée de la perte du sens et de la possibilité ou pas de réinventer la langue est récurrente dans l’oeuvre d’Hofmannsthal. Ce qui est intéressant, c’est qu’à partir du moment où il écrit cette lettre, il décide de ne plus jamais écrire de poésie et de se consacrer entièrement au théâtre. Il fait ça pour plusieurs raisons mais la principale, c’est la nécessité, comme il l’ écrira plus tard, de passer d’un régime esthétique à un régime éthique. Pour résumer, il a l’impression que c’est au théâtre qu’il peut défendre des valeurs morales. Evidemment, nous allons beaucoup nous servir de cette idée : comment défendre collectivement une parole en public ? Par ailleurs, il faut avoir en tête que nous sommes en 1902, au balbutiement de la psychanalyse... On sent bien, en lisant ce texte, que le personnage traverse une crise psychologique, une forme d’aphasie. Petit à petit dans la lettre, il bascule dans la sensation pure, il se mélange avec les objets. Le « je » est écrasé par ce qui est et se confond avec la matière. J’aime aussi ce que cette lettre dit du rapport que l’homme entretient avec le monde, je la perçois comme une critique de l’anthropocentrisme. Dans ce texte, l’animal, l’objet, la pierre peuvent tout à coup être l’égal de l’homme. Et je crois qu’il peut y avoir une correspondance entre ce qu’expérimente Chandos et le choix que peut faire, par exemple, le danseur en décidant de se taire pour entrer dans la sensation. Hofmannsthal utilise une belle image... Il écrit qu’il était un poète du miroir, à toujours regarder son reflet, et qu’un jour il a découvert qu’il avait une ombre, qu’il était quelqu’un, matériellement, physiquement, grâce à cette ombre. C’est une idée sur laquelle nous allons travailler avec la plasticienne Nadia Lauro qui signe la scénographie de la pièce.
Vous travaillez toujours sur les usages et la matérialité de la langue. C’était presque un texte incontournable, pour vous ?
C’est un texte que j’ai découvert à 19 ans, que j’adore et que je relis souvent. C’est un des grands textes qui s’interroge sur le texte, qui met en abîme ce qu’est la littérature, la fonction, la valeur du langage et la place des mots dans la société. Je fais des spectacles parce qu’il me semble que le théâtre reste un des endroits où l’on parvient à se parler, s’écouter et s’entendre. Donc oui, cette lettre résume tout ce que j’essaie de défendre dans mon travail. Je fais le pari que c’est par la sensualité, par la sonorité de la langue qu’on peut lui redonner de la valeur. C’est une réflexion qui innerve déjà certaines de mes précédentes pièces comme Je suis un metteur en scène japonais - des pièces qui ne sont pas à proprement parler des « mises en scène » d’ailleurs. Je ne dis jamais que je « monte » des textes, je me sers du texte d’un auteur comme point de départ pour développer une réflexion et fabriquer une nouvelle forme pour la scène .
Faites-vous également le diagnostic d’une perte de valeur et de sens des mots, aujourd’hui ?
C’est précisément pour ça que je crée cette pièce aujourd’hui. J’ai la sensation d’être entourée de discours qui ne veulent plus rien dire. Le langage médiatique nous recouvre de mots qui n’ont plus aucun sens. Et la communication et les médias réussissent à nous faire perdre l’écoute, l’entendement ! Moi qui écoute souvent, la nuit, les rediffusions de vieilles émissions de radio, je ne peux que noter à quel point le niveau de langue a changé. Elles sont presque inaudibles aujourd’hui, ces émissions, tellement elles prennent leur temps et laissent la place au silence... Aujourd’hui, nous sommes saturés de mots, d’expressions toutes faites, il faut toujours fournir et combler le silence... Mais ce qui est drôle, c’est qu’Hofmannsthal fait déjà le même diagnostic dans sa lettre. Il est tellement cultivé, tellement riche de millions de références littéraires, qu’il n’arrive plus à trouver sa propre place. Il dit qu’à partir du moment où il ouvre la bouche, ce sont des milliers de morts qui ouvrent la bouche à sa place. Et ça le plonge dans une solitude profonde et dévastatrice.
Il s’agit d’une parole solitaire, dont vous vous emparez en groupe. Pourquoi le choix de ce groupe est-il important au point de l’exposer dès le titre ?
Oui, la lettre, c’est une confession intime par excellence et nous travaillons à la fabrication d’une narration collective. Le texte fait le constat d’un échec et cet échec c’est aussi celui de la solitude du poète. Il ne peut partager son mal avec d’autres parce qu’il craint d’être pris pour fou. Moi, j’ai envie de faire le pari du groupe pour prendre en charge cette solitude. C’est comme un antidote. C’est aussi une réponse à l’invention plus tardive d’Hofmannsthal : « l‘allomatique » (la conversion par l’altérité), manifestant qu’on ne peut se construire seul mais uniquement en se confrontant à autrui « qu’il soit homme, livre ou paysage ».
Vous êtes connue pour inventer des jeux ludiques sur scène à partir des phénomènes langagiers (prononciation, actes d’énonciation, etc.) Comment, concrètement, abordez-vous en groupe cette parole ?
La lettre, normalement, est une adresse faite par un seul individu à un autre individu et ça m’amuse d’imaginer des stratégies pour se répartir cette parole. Rien n’est encore définitif à ce jour mais il est possible qu’un acteur prenne en charge la sonorité d’un mot, un autre l’émotion du mot, un troisième le souffle de la phrase. Travailler le texte comme une partition ludique, en somme. Dans mon spectacle, Je suis un metteur en scène japonais, j’avais travaillé sur ce genre de dissociation. Certains prenaient en charge les émotions, d’autres, les corps, de façon à laisser les spectateurs reconstituer mentalement l’image globale et définitive.
C’est une approche quasi musicale, très formaliste...
J’ai beaucoup travaillé sur la poésie sonore et orale. J’ai d’ailleurs étudié ce « mouvement » à l’université, au point d’amorcer une thèse sur le sujet. Je me suis très vite intéressée aux littératures qui jouaient avec les questions de forme, de matérialité et de manipulation de la langue. La littérature sous contrainte me passionne et je travaille un peu de cette façon. Je me sens assez proche, de certains collagistes, qu’il s’agisse de plasticiens ou des performeurs. J’aime le montage, l’endroit de frottement entre une image A et une image B qui créer une image C. Sur la question du formalisme : Je suis artiste en ce sens je fabrique des formes. Fabriquer des formes pour trouver un nouveau sens mais ses formes ne sont pas désincarnées.
Vous avez été assistante d’Alain Buffard, on vous a vu collaborer avec des chorégraphes comme Rachid Ouramdane et jouer comme actrice chez Gwénaël Morin. Continuezvous à collaborer avec d’autres artistes ?
J’essaie de continuer à travailler avec d’ autres artistes . J’ai besoin de sortir de ce que je fabrique, d’être confrontée à d’ autres esthétiques, d’ autres regards. Avec Alain Buffard, par exemple, nous n’étions pas du tout engagés dans le même genre de travail, mais les discussions qui naissaient avec lui étaient extrêmement importantes pour moi. C’est une façon à la fois de se décentrer et en même temps de s’affirmer en tant qu’artiste.
Propos recueillis par Eve Beauvallet
Place Georges Pompidou 75004 Paris