Un pessimisme à l’accent chantant
Fanny à la Comédie-Française, la perte d'une jeunesse volée
Extrait
Dans son bar, sur le Vieux-Port de Marseille, César se morfond. Marius, son fils, est parti naviguer à l’autre bout du monde. Entouré de ses amis, exaspéré par son chagrin et leur compassion, ce père aimant et abusif se sent trahi par un départ dont il contemple le désastre dans le désespoir de Fanny, l’amour délaissé de Marius.
Mais Fanny n’est pas qu’abandonnée. Elle est une fille perdue dont la grossesse devient une tragédie ordinaire. Honoré Panisse, le maître voilier du port, de trente ans l’aîné de Fanny, lui propose le mariage, l’honorabilité, la fortune. Panisse tient les ficelles d’une comédie cruelle où la jeunesse renonce peut-être au bonheur. Et sur le Vieux-Port, baigné de soleil et de pittoresque méridional, le rire est roi mais il n’y a pas d’amour heureux.
Fanny s’inscrit comme le deuxième volet de la trilogie marseillaise de Marcel Pagnol. Débutée avec Marius en 1929, achevée en 1946 avec César, la trilogie fut aussi une série de films. Fanny, créée en 1931, à la suite du succès rencontré par la première pièce, reprend les mêmes personnages, désormais plongés dans le désarroi et l’incertitude de l’avenir.
Marcel Pagnol avait, avec Marius, tracé l’itinéraire initiatique de deux jeunes gens, impuissants à donner une chance à leur amour. Dans Fanny, il compose avec le personnage de Panisse, un portrait ambiguë des vertus et des petitesses d’une charité bien ordonnée. Pagnol retrouve alors une veine de moraliste laïque qui fit le succès de Topaze en 1928. Sans illusion, sans amertume ni mépris pour l’universalité des faiblesses humaines, il propose en alternative à la difficulté de vivre, un pessimisme à l’accent chantant.
Programmer Fanny au Théâtre du Vieux-Colombier en l’éloignant de son contexte marseillais, c'est retrouver chez Marcel Pagnol l'homme de théâtre, et rendre à sa prose dramatique une dimension universelle.
C'est aborder la trilogie par le centre, où la partition des parents est la plus forte, où la fable se suffi tà elle-même. C'est suivre une femme déchirée par des sentiments contradictoires qu'une famille improvisée influence!; une femme dont l'élan fertile cèle un cruel bonheur. Au sein de cette réunion bancale, sans père d'un côté, sans mère de l'autre, le "monstre parent" prend les rênes, impose sa loi. Ici c'est le coeur qui parle d'abord, c'est lui qui donne les réponses sans pourtant rien résoudre. L'enfant à venir, aveu d'une nuit d'amour, est un prétexte à toutes les compromissions. Et la cellule familiale qui conseille, se déchire.
Il fallait pour ce pari une distribution inattendue, composée de personnalités fortes et singulières que la vie d’une cité portuaire a déposées là. Il nous fallait le regard d'une femme pour lire la pièce à travers les yeux de Fanny. Il nous fallait une sorte de proximité mouillée par les accents du monde entier, pour que nous pleurions avec Fanny la perte d'une jeunesse volée.
par Muriel Mayette, administrateur général de la Comédie-Française., juin 2008
Fanny :
Je mangeais par caprice, n’importe quand, n’importe quoi. Du pain, du chocolat, des fruits, des
coquillages, ça me prenait comme ça tout d’un coup… Et puis, j’avais l’air très maigre, et quand je
me suis pesée, j’ai vu que je n’avais pas maigri. Au contraire.
Claudine :
Moun Diou ! Ça y était !
Fanny :
Alors, j’ai eu peur, une peur horrible… J’y pensais le jour, j’y pensais la nuit… Je pleurais tant que
j’en étais saoule… Marius ne m’écrivait pas… J’ai pensé à me jeter à la mer.
Honorine :
Malheureuse ! Ne fait jamais ça ! Va, comme tu as du souffrir de porter ton secret toute seule !
Fanny :
Et enfin, ce matin, je me suis décidée. Je suis allée voir un docteur. Le docteur Venelle.
Honorine (découragée) :
Un bon docteur. Un savant, celui-là ! et qu’est-ce qu’il t’a dit ?
Fanny :
Que ça serait pour le mois de mars.
Honorine (découragée) :
Et bien ! Un joli mois ! Le mois des fous ! Et après, qu’est-ce que tu as fait ? Je parie que tu es allée
raconter la chose à César ?
Fanny :
Non. Après, je ne sais pas. Je suis partie dans les rues, j’ai marché… Je ne sais où je suis allée… À la
fin, j’ai bu du rhum dans un café, et je suis venue ici, pour tout te dire.
Honorine :
Et bien, nous sommes propres ! Ne pleure pas, vaï. Ça ne sert à rien. Après tout, l’honneur, c’est
pénible de le perdre. Mais quand il est perdu, il est perdu.
Claudine :
Et puis tant que personne ne le sait, il n’y a pas de déshonneur ! Si on criait sur la place publique les
fautes de tout le monde, on ne pourrait plus fréquenter personne !
Fanny, Marcel Pagnol, 1931.
21 rue du Vieux-Colombier 75006 Paris