Une mythologie inventée sur mesure
Note de l'auteur et metteur en scène
Entretien
Pistes de travail
Le syndrome d'insularité
Après les drôles de pingouins de L’Épaule nord, voici Intimae (petits opéras obliques et insulaires). Archéologue de l’ordinaire, Michel Laubu ramasse, amasse, laisse traîner, observe, laisse les objets prendre leur place avant qu’ils ne commencent à lui parler. Pour chaque spectacle, il lui faut rassembler les objets qui seront de la prochaine aventure.
Cela prend des mois avant que ce petit monde se constitue et fasse naître un univers ludique et poétique. Celui d’Intimae joue avec les frontières des différents espaces intimes - lit, chambre, appartement ? - et tente d’en définir une géographie.
Il y a donc sur le plateau, une escadrille de vieilles armoires et un canapé convertible, une brassée de personnages - grandes figures de cette mythologie inventée sur mesure - mis en mouvement par les trois acteurs-manipulateurs. Une mythologie de poche, comme un couteau suisse.
La musique, construite, bricolée et interprétée sur des instruments de musique et des machines, est jouée en direct par deux musiciens. Les voix articulent des traces, des sons, des accents, des syllabes, des chrysalides de mots et nous livrent des histoires. Assisterait-on à la naissance d’un opéra Turak ?
Au départ d’un projet Turak, il m’est toujours difficile de dire, raconter, de définir, écrire ou expliquer ce qu’il sera. Quand un spectateur me demande « mais qu’avez-vous voulu dire ? » je suis embêté, encombré par ma réponse. J’ai souvent tenté de me justifier... Maintenant j’accepte et j’avoue ne pas savoir ce que je veux dire. Et c’est bien pour cette raison que je le dis de cette manière, avec ce théâtre-là, cette poésie...
Les images, les instants de théâtre, les actes de cette poésie disent, ont leurs propres paroles autonomes et intègres. Ils ne sont pas les illustrations d’un propos préétabli caché dans les images, que les spectateurs devraient retrouver. C’est lui-même que chaque spectateur doit débusquer dans les images de ce théâtre.
Donc, dire sans savoir ce que l’on veut dire. Faire confiance à cette évidente nécessité.réserver ce précieux besoin, ce désir de raconter avec des images fragiles et inexplicables pour moi-même. Au-delà de ce que je sais déjà, une poésie qui s’aventure sur des territoires qui me sont encore inexpliqués.
Confirmer aussi ce plaisir de construire et mettre en mouvement ces étranges formes marionnettiques. D’où me vient cette émotion quand, dans un miroir, j’observe, quasiment extérieur, étranger, cette forme toute bricolée, à peine née que je mets en mouvement ? Le regard qu’elle porte sur les choses qui l’entourent m’attendrit, me touche au plus profond. Je ne sais pas pourquoi. Alors je continue, comme une évidente nécessité.
Et puis je retrouve ce livre de Georges Perec Espèces d’espace. Je découvre sur le net des textes de divers scientifiques sur le « syndrome insulaire ». Ce dialogue improbable m’incite à mettre en dialogue « intimité » et « insularité ». Je commencerai par superposer l’organisation des espaces quotidiens intimes et des cartographies d’archipels. Comment se pratiquent ces territoires aux limites naturelles fixées ? il faudra répertorier les tas d’intimités. Rédiger un mode d’emploi poétique et définir une géographie de l'intimité dans tous ses états.
Michel Laubu
Quels sont les points de départ de cette nouvelle création ?
Mon envie de réfléchir à un univers insulaire et en même temps le désir de poursuivre un travail
sur les espaces d’intimité. Pour l’instant je travaille avec en toile de fond “Espèce d’espaces” de
Perec ; l’idée d’opéra est aussi très importante. J’ai commencé à faire des listes de géographies
intimes pour pouvoir créer des opéras d’objets, des chants, des sons.
Vous parlez d’opéra pour ce spectacle, pouvez-vous expliquer ?
Je suis à un moment de changement, de rupture. Aujourd’hui cet opéra d’objets je le vois comme
une réinvention. C’est pour moi un opéra au-delà de la musique. J’ai envie d’affiner le travail sur
les constructions plastiques, j’ai envie de créer un espace chorale, de commander des objets
sonores. J’ai envie d’approfondir le rapport à la musique et peut-être d’introduire du texte, peutêtre
chanté.
Quelles sont vos îles ?
Pour moi le rapport à l’île ce n’est pas un rapport à la mer mais à la terre. C’est à la fois cette
autarcie, cet endroit coupé du monde où des personnes passeront toute leur vie ensemble sous le
regard d’autres mais aussi c’est cet endroit où tu existes dans une communauté. Ce sentiment insulaire
pour moi est très précis.
L’idée du territoire peuple de façon récurrente vos spectacles...
Pour moi un lieu c’est aussi une identité. Je travaille beaucoup sur un ailleurs, non localisable. Mais
pas un ailleurs évanescent, un ailleurs qui possède toujours un solide sens de l’ordinaire. J’ai encore
beaucoup de pudeur avec l’ordinaire qui m’a constitué. Je n’arrive pas à dire “je”, alors je parle
d’un ailleurs. En même temps mes spectacles parlent de choses qui sont miennes que je ne peux
pas renier. Lorsqu’on m’interroge, je dis toujours que mon père était mineur en Moselle. Je crois
que mon théâtre est animé d’un profond désir de témoigner, que je détourne. Il n’y a pas plus insulaire
qu’une cité minière. L’isolement est grand, il y a l’école des enfants d’ouvriers qui n’est pas la<
même que celle des enfants des contremaîtres. C’est l’autarcie, débilitante et rassurante. Je retrouve
cela sur une île. Cela brasse profondément des sentiments.
Mais cela n’est plus votre réalité...
Vouloir témoigner de l’ordinaire, ce n’est pas de la nostalgie et c’est vouloir faire l’inverse de la
parodie. Je n’ai pas d’ironie, je me souviens des étoiles que je voyais dans les couvercles de
Tupperware, c’était vraiment un objet beau. Et cet objet là est encore aujourd’hui pour moi plus
précieux que l’objet neuf. Mon univers est celui du ramassis, celui du précieux crâne de lapin que
je trouvais enfant et avec lequel je réinventais une vie. C’était primitif, rituel et ordinaire, ce qu’est
mon théâtre aujourd’hui.
Propos recueillis par Cathy Bouvard, Les Subsistances, Lyon, jeudi 19 octobre 2006
Journal infime d’un chien aveugle
Relevé topographique insulaire
« Debout, les pieds joints dans une boîte à chaussures, je regarde en direction de la fenêtre que j’ai posée à 3m50 de là. De l’autre côté, à la même distance, l’armoire que j’ai arrangée participe au balisage, à mon insularité. »
Les bras de mer, à mon insulaire
« Sans le savoir, chaque objet que je pose, dessine les limites de mon espace en détails absurdes. »
Appartenance
« Un chien vit dans cet appartement. On peut le voir à la fenêtre quelquefois. Un chien d’aveugle à la fenêtre. »
Autopsie
« Le chien d’aveugle est triste d’avoir mangé son maître. Dans l’ombre ordinaire, il l’a grignoté tendrement, de jour en jour il l’a dévoré. Il pleurait, mangeait son maître et pleurait de le faire. »
L’enquête
« Vous avez un alibi, réponse A. vous n’avez pas d’alibi, réponse B. »
Vidéo
Un dispositif vidéo, composé de caméras en place et de personnages-marionnettes dont la tête est une caméra, assure la surveillance. Branchées en direct sur une régie, elles fourniront
des images en gros plan d’actions miniatures, d’univers infimes joués sur le plateau.
Michel laubu
« J’ai toujours été curieux de la vie insulaire. Observer la rentrée sur l’île de Houat, le quotidien qui se remet en route, me questionne. Je reste rêveur en projetant la vie de ces habitants tout au long de l’année. Le ramassage scolaire qui doit ressembler à une bataille navale quotidienne. Des terrains de foot qui ne peuvent respecter ni la taille, ni la forme réglementaire. Au sens figuré, pour nous, l’insularité se définira en une géométrie rudimentaire dans laquelle l’intimité s’inscrit. Chacun posera ses fenêtres, ici et là. » Michel Laubu
«En posant ici et là des fenêtres,
sans le savoir, nous dessinons chaque jour
des géographies qui définissent nos territoires intimes...
À NOTRE
INSU
LARITÉ
... si j’emporte avec moi cette fenêtre,
est-ce que j’emmène le paysage que
je voyais à travers la vitre ?
« Le syndrome d’insularité résulte de divers ajustements écologiques, de l’isolement et des stratégies adaptatives qui en découlent. Sur les îles, les peuplements, les espèces, et les populations présentent différentes caractéristiques ou manifestations du syndrome d’insularité qui sont propres à leur situation insulaire et qui les distinguent de peuplements, espèces et populations similaires sur le continent. »
Jacques Cassaing, chargé de Recherche au CNRS
« Tenant compte du calendrier des marées, la cartographie insulaire tente de définir des espaces intimes entre soi et ses souvenirs réels, transformés ou inventés. Ces îles sont de petites histoires sur lesquelles on peut tenir à plusieurs. (mais pas trop.) »
« Sur le continent,
57% des gens interrogés affirment qu'une île est un noeud dans la ligne d'horizon,
12% n'y pensent pas,
86% ne considèrent pas l'horizon comme une ligne ou un fil,
23% préfèrent ne pas y penser,
34% ne comprennent pas la question,
47% sont sans opinion,
22% n'y pensent pas,
71% n'en pensent rien. »
Michel Laubu, extraits d’Intimae
spectacle magique, de la poésie à l'état pur, un vrai moment de bonheur, simple et merveilleux
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17, boulevard Jourdan 75014 Paris