Une brisure inévitable
L'être humain dans sa féminité
Un immense rêve de civilisation
Extraits
Une cuisine, les années 60, quatre mères évoquent leur vie. Trente ans après, leurs quatre filles. Deux époques, deux manières d'être femme. Sont-elles plus heureuses aujourd'hui ?
La qualité originale de cette pièce est de formuler, dans l'oralité du quotidien, la condition féminine : elle reste quelque chose d'indéfinissable, irréductible à un contexte historique et social, mais singulière à chaque femme ; une sorte de rêve fou qui ne veut pas se laisser désarmer.
Traduction de Jean Baisnée.
Dans les années soixante, quatre femmes jouent aux cartes dans une maison. Depuis des années, elles se retrouvent chaque jeudi pour bavarder, passer l’après-midi. Elles amènent avec elles leurs filles, qui jouent dans la pièce d’à côté. Elles ne travaillent pas, hors les tâches de mère et d’épouse. Elles se connaissent depuis longtemps ; l’une d’entre elles est enceinte de son premier enfant. Au cours du premier acte, leurs histoires, comiques ou émouvantes, s’entrelacent au rythme des douleurs annonciatrices de l’accouchement. Cette partie, dont la maternité et les diverses manières de la concevoir, constituent le thème dominant, s’achève par une naissance, avec le plateau désert, les cartes abandonnées sur le tapis vert et les voix haletantes qui résonnent en dehors de la scène. Le second acte se passe aujourd’hui : quatre femmes, vêtues de noir, se rencontrent dans la même maison, à l’occasion de l’enterrement de la mère d’une d’entre elles, qui s’est suicidée. On comprend qu’il s’agit des petites filles qui dans le premier acte jouaient dans la pièce d’à côté et on rattache peu à peu chacune à sa mère, en raison d’une ressemblance, ou d’un contraste absolu. Deux époques, deux manières d’être femmes. Sont-elles plus heureuses ces femmes, plus accomplies ? On a par moments l’impression qu’une chaîne s’est rompue, sans qu’on sache si c’est pour le meilleur ou pour le pire. Une brisure inévitable. Mais l’identité féminine reste pour chacune d’elles quelque chose d’indéfinissable, et par là perpétuellement exposée au risque, aujourd’hui comme hier. Une sorte d’énergie, de folie qui ne veut pas se laisser désarmer et qui ressurgit toujours de la mort pour donner la vie.
Cristina Comencini - traduction Jean Baisné.
Rome, le 14 mai 1904
Mon cher Monsieur Kappus,
[...]
Pour qui jette un regard empreint de sérieux, tout comme la mort qui est difficile, le difficile amour
n’a connu ni lumière, ni solution, ni signe, ni voie et pour ces deux épreuves que nous portons au
fond de nous et que nous transmettons sans les révéler, on ne pourra donner de règle générale
fondée sur un accord. Mais dans la mesure où nous commencerons à tenter de vivre
individuellement, ces grandes choses s’approcheront plus près de nous, individus. Les exigences
qu’impose à notre évolution le difficile travail d’amour ne sont pas à la mesure d’une vie et les
néophytes que nous sommes sont incapables d’y faire face. Mais si à force de ténacité nous
assumons cet amour comme une charge et un apprentissage au lieu de nous perdre aux jeux faciles
et frivoles derrière lesquels les hommes se sont abrités pour échapper à la plus grave des gravités
de leur existence, alors peut-être un petit progrès et un certain allégement se feront sentir à ceux
qui viendront longtemps après nous : ce serait beaucoup.
Il est vrai, à peine commençons-nous à considérer les rapports d’un individu avec un second sans préjugés, avec objectivité et à nos efforts pour vivre une telle relation manquent des exemples à suivre. Pourtant l’évolution de notre époque paraît vouloir nous aider dans nos timides initiatives. La jeune fille et la femme, dans l’épanouissement actuel qui est le leur, n’imiteront qu’un temps les bonnes et les mauvaises manières des hommes et n’adopteront qu’un temps leurs métiers. Une fois passées ces périodes transitoires incertaines, on constatera que pour les femmes ces multiples changements de déguisements (souvent ridicules) n’auront été qu’une étape pour purifier leur nature la plus authentique des influences de l’autre sexe qui la défiguraient. Les femmes, réceptacles durables d’une vie plus immédiate, plus féconde et plus confiante doivent bien, au fond,être devenues des êtres plus mûrs, des êtres humains plus humains que l’homme : lui, léger, jamais entraîné dans les profondeurs de la vie par le poids du fruit de ses entrailles, dans sa prétention et sa hâte sous-estime ce qu’il croit aimer. Cette humanité que la femme a portée à terme dans la douleur et l’humiliation se révélera le jour où, en modifiant sa situation extérieure, elle se sera dépouillée des conventions de sa seule féminité, et les hommes, qui aujourd’hui encore ne le voient pas venir, en resteront surpris et abattus.
Un jour (à présent, particulièrement dans les pays nordiques, des signes indéniables en sont déjà la manifestation éclatante), un jour seront là la jeune fille et la femme dont le nom ne marquera plus seulement l’opposition au masculin, et aura une signification propre, qui n’évoquera ni complément ni frontière, simplement vie et existence : l’être humain dans sa féminité. Ce progrès transformera l’expérience amoureuse, actuellement pleine d’errements (et ce pour commencer, en dépit de la volonté des hommes dépassés), il la modifiera de fond en comble et il en fera une relation d’un être humain avec un autre et non pas d’un homme avec une femme. Et cet amour plus humain (qui se réalisera avec infiniment plus d’égards et de délicatesse, de bonté et de lucidité dans les liens noués et dénoués) sera assez semblable à celui que nous préparons en luttant rudement, à cet amour où deux solitudes se protègent, se limitent et s’estiment.
Ceci encore : ne croyez pas que ce grand amour que, petit garçon, vous avez connu, ait été perdu ; êtes-vous sûr qu’à cette époque n’ont pas mûri en vous de grands et bons désirs, et des projets dont vous vivez aujourd’hui encore ? Je crois que si cet amour reste aussi fort et puissant dans votre souvenir, c’est que vous avez été alors pour la première fois profondément seul et que pour la première fois vous avez fait pour votre vie ce travail intérieur.
Recevez tous mes bons voeux, cher Monsieur Kappus,
Votre
Rainer Maria Rilke in Lettres à un jeune poète – extraits.
C’est dans sa manière de s’emparer d’un sujet trop souvent abordé de façon tragique et douloureuse que ce texte de Cristina Comencini m’a particulièrement touchée. Ici, les questions de la condition féminine, de la maternité et du corps de la femme sont traitées avec une sorte d’apaisement et de tendresse. Car la pièce parle moins de la condition féminine que des femmes elles-mêmes dans leur singularité irréductible à tout contexte historique et social. Ni analyse sociopolitique ni profession de foi féministe, Jeux Doubles met en perspective deux groupes de femmes et deux époques – quatre mères, au tout début des années 1960, leurs quatre filles aujourd’hui. La pièce ne parle pas de la féminité comme d’un aléa de la société. Elle interroge les éléments fondateurs de l’identité des femmes occidentales, leur consistance réelle.
Mais par-delà la question féminine, c’est celle de la transmission qui traverse le texte. Que reste-t-il de nos mères en nous ? Quelle parole constitue cette féminité dont nous héritons biologiquement, sociologiquement, émotionnellement ? Jeux Doubles est un regard porté sur les legs, les influences qui se perpétuent, de mère en fille. De mère en fille ? C’est précisément l’itinéraire que les comédiennes sont appelées à parcourir d’un acte à l’autre. Au-delà d’un changement d’apparence et de costume, elles doivent investir deux corps. Corps presque antinomiques que ceux des années soixante et d’aujourd’hui.
Car parler des années soixante, c’est parler d’une préhistoire, d’un monde où les mutations se faisaient jour, mais de manière presque imperceptible au quotidien. Ces jeudis-là, je les ai connus dans les bras de ma mère, avec mes tantes et les voisines. Quelque chose se jouait dans les conversations qui en dépassait l’apparente trivialité. En cela, Jeux Doubles épouse la forme la plus accomplie de la comédie réaliste italienne qui a donné tant d’oeuvres universelles au cinéma. Dans le perpétuel mouvement du monde, dans la façon dont se donne à voir l’infiniment petit de nos existences, dans une langue écrite comme elle se parle, l’hyperréalisme tutoie paradoxalement le sentiment d’irréel. Qu’un rire éclate ? Il éclate en sanglots. Qu’on étouffe un sanglot ? C’est un rire qu’on étouffe. C’est peut-être ainsi que se mêlent toute la pudeur et toute la profondeur de ce théâtre-là.
Parce qu’au fond, Jeux Doubles, avec la fausse légèreté de ses paroles en l’air, parle bien d’un immense rêve de civilisation. En dressant le portrait de nos mères, infiniment présentes dans nos mémoires, puis celui de leurs filles aujourd’hui, Cristina Comencini mesure la distance parcourue. Elle constate que si nous ne sommes pas arrivées à bon port, ce n’est pas que nous ayons fait fausse route et qu’il nous faille rebrousser chemin. Elle mesure l’écart entre nos vies rêvées et la faiblesse de notre faculté à vivre notre rêve. Un rêve formé par Rilke dans une de ses Lettres à un jeune poète où, redéfinissant les relations entre les genres, le poète imagine une transformation radicale de l’expérience amoureuse. Un rêve qui, ici, reste au bord des lèvres jusqu’à la toute dernière réplique parce que l’imminence d’une naissance empêche de le prononcer et qui se dira quarante ans plus tard… comme on grave une épitaphe, c’est-à-dire comme ceux et celles qui s’en sont allés parlent à celles et ceux qui s’en viennent.
Claudia Stavisky
Acte 1
Un silence.
SOFIA La pauvre petite… Elle n’a que sept ans mais elle sait tout de moi. À table elle nous regarde
fixement, comme si elle voulait nous dire : « Je sais bien que vous ne vous aimez pas, que vous vous êtes
mariés parce que j’allais naître. En dehors de la maison, vous riez, vous vous habillez élégamment et vous
allez rencontrer des gens que je ne connais pas. Vous m’embrassez en me souhaitant bonne nuit et vous vous
sauvez. Vous vous séparez devant la maison, comme de bons amis. Vous rentrez tard dans la nuit, l’un après
l’autre, tout doucement, comme deux adolescents, décoiffés, les vêtements froissés, puant l’alcool, heureux.
Le bonheur s’efface de vos visages dès que s’allume la lampe de l’entrée et vous redevenez des parents sous
tension. Je sais tout, mais j’aimerais qu’au moins, à table, vous parliez un peu, qu’au moins, quand nous
mangeons, vous fassiez semblant. » Nous lui répondons avec le bruit de nos fourchettes, de nos verres, de
notre mastication… (Elle se met à pleurer).
SOFIA Excusez-moi… (Elle revient à la table et prend ses cartes). Tout se serait peut-être mieux passé si
j’avais pu travailler, avoir une occupation, faire fonctionner ma cervelle sur d’autres sujets. J’aurais peut-être
même supporté le manque d’amour, sans aller à la chasse aux amants.
CLAUDIA Mais les enfants, à qui tu les aurais confiés ? Et la maison, et tout le reste ?
GABRIELLA Quand Sara est née, il m’est devenu impossible de toucher mon piano. Je me disais chaque
soir que j’étais trop fatiguée, que je m’y remettrais le lendemain. Et je ne l’ai plus jamais ouvert. Sa masse
sombre me regardait depuis le coin du salon et semblait me dire : « Arrête de penser à moi, fais la maman !
Moi j’ai besoin de quelqu’un qui se consacre totalement à moi, qui m’aime de façon absolue, qui sacrifie sa
vie pour moi. » Je le détestais, il avait l’air d’un catafalque. « La musique, ton mari en joue partout à travers
le monde, toi tu l’apprendras à ta fille. » Bien sûr que je la lui apprendrai, et si Sara a du talent, je l’aiderai à tenir le coup, ce sera elle qui rouvrira le piano.
Acte 2
Le portable de Sara se met à sonner, quelques notes d’une sonate pour piano. Elle regarde l’écran.
Les deux autres échangent un coup d’oeil.
SARA Mario… Excusez-moi, si je ne réponds pas, il appelle la morgue de l’aéroport. (Au téléphone). Allo,
Mario, bonjour. Non, je n’ai pas pu passer à la maison, je n’avais pas le temps. Oui, l’avion a eu un peu de
retard…
CECILIA (À Rossana) Quel homme en or, ce Mario !
SARA (Au téléphone) Merci mon amour, je vais bien. Non, je ne suis pas trop fatiguée, on peut vraiment
sortir ce soir si tu veux. Non, je te jure que je ne dis pas ça pour te faire plaisir. Oui, alors je rentre à huit
heures. Bon d’accord, à sept heures. (Prise d’une rage soudaine). À six heures, ça me sera impossible, Mario,
je viens juste d’arriver.
SARA (Au téléphone) On se voit ce soir et on en parle. Maintenant je coupe mon téléphone, d’accord ? Bon,
je ne le coupe pas, mais tu ne m’appelles pas ! Mario, je suis ici, il ne peut rien m’arriver, je reste ici, je ne
bouge pas. Au revoir mon amour.
SARA Mon Dieu, quelle angoisse ! C’est comme ça chaque fois que je reviens de voyage. Il rentre plus tôt
du travail et il m’attend. Il a fait les courses, il a dit à la femme de ménage ce qu’elle devait préparer. Il m’a
acheté un cadeau, des fleurs, du vin. Toute la maison est parfaite. Il est si bon, si tendre, si amoureux ! Il veut
que je ne fasse rien. Il me dit : « Assieds-toi, tu as travaillé, tu es fatiguée, c’est moi qui m’occupe de tout. »
ROSSANA Un homme en or !
SARA Bien sûr, mais plus il est comme ça, plus je le maltraite. J’ai l’impression de devenir folle. Je
commence à penser sérieusement à lui faire faire un enfant, comme ça, au moins, il aura quelqu’un pour
l’occuper.
2, rue Edouard Poisson 93304 Aubervilliers
Voiture : par la Porte d'Aubervilliers ou de La Villette - puis direction Aubervilliers centre
Navette retour : le Théâtre de la Commune met à votre disposition une navette retour gratuite du mardi au samedi - dans la limite des places disponibles. Elle dessert les stations Porte de la Villette, Stalingrad, Gare de l'Est et Châtelet.