En polonais surtitré.
Depuis sa mort en 1999, l'audience internationale de Hanokh Levin ne cesse de s'étendre. Kroum l'ectoplasme est l'une des meilleures introductions qui soient à son univers. La scène est située dans un quartier populaire d'une ville non identifiée. Les quelques spécimens d'humanité que l'on y croise n'ont jamais fait grand-chose pour en sortir. On se marie, on meurt ; on reste là, englué dans une sorte de paralysie, tout en rêvant d'une vraie vie qui serait, c'est sûr, tellement mieux, ailleurs…
Ancien assistant de Lupa, de Brook, de Strehler, ex-enfant terrible des scènes, Warlikowski est aujourd'hui reconnu comme le digne héritier de la grande tradition théâtrale polonaise. Après ses succès dans les opéras du monde entier ou au Festival d'Avignon, le premier spectacle qu'il présente à l'Odéon est caractéristique de sa manière : toute en style et en simplicité, au service d'une troupe de comédiens admirable.
Dans une interview, vous avez dit que le théâtre ne devait pas être beau et que
la beauté au théâtre endort…
C'est un peu provocateur, bien sûr… Je crois que si la beauté vient toute seule, c'est
très bien, mais qu'elle ne doit pas être l'objectif premier du travail. La beauté vient
de la profondeur du sujet qu'on traite, du sens, de ce qu'on peut comprendre.
Vous ne travaillez que sur des textes dramatiques ? Jamais sur des adaptations
d'oeuvres romanesques ?
Je crois que les romans ne sont pas des matières théâtrales. Ce sont des univers
très forts, comme chez Rilke, Musil, Dostoïevski… Mais au théâtre, il faut avoir un
entretien, un dialogue très précis, et prendre le temps nécessaire. La description
ou la narration des univers ne m'intéresse pas… Je l'ai tenté avec À la recherche
du temps perdu de Marcel Proust, mais je ne sais plus pourquoi. Pour moi, au
théâtre, nous devons parler directement au public de ce qui le concerne, pour le
réveiller, pour faire vivre des moments ici, maintenant, ensemble… Ce n'est pas la
recherche de l'Art qui doit nous préoccuper. La tragédie antique ressemble à ce
qui se passe à l'église où l'on communie dans des rituels.
Le théâtre doit être ritualisé ?
C'est un rituel, comme au Parlement où l'on échange des points de vue, ou comme à l'église. Mais la vraie question, c'est : qu'est-ce que le théâtre ? C'est un endroit
où l'on va éteindre les lumières et où le public va voir quelque chose qui n'est pas
vrai, où il lui sera interdit de tuer les comédiens, même s'ils jouent un personnage
mauvais, interdit d'embrasser une femme même nue à ses pieds, etc. C'est un rituelà suivre qui répond à un besoin abstrait du public de venir s'enfermer dans une salle
sombre pour radoter, délirer… C'est étrange, non ? Un observateur extérieur, un
Esquimau, par exemple, pourrait se poser des questions sur cette nécessité de
rester enfermés pendant des heures, parfois douze heures sinon plus, avec des gens
qu'on ne connaît pas, excités à écouter Claudel…
Comment vous est venu le désir de monter Kroum ?
Après avoir fait beaucoup de grands textes, j'ai eu la sensation d'être arrivé au
terme de quelque chose, un peu fatigué d'avoir beaucoup travaillé sur les grands
thèmes du théâtre et d'avoir tenté de parler de notre histoire polonaise, en
particulier dans son rapport avec la communauté juive. À mon âge, je me suis posé
la question de mes satisfactions, de mes désirs, de ma place dans la société, de
mes insatisfactions… Que me restait-il à faire maintenant ? La question qui m'est
apparue la plus évidente était celle de mon lien avec mon passé, avec mes parents,
avec ma mère en particulier. J'ai senti comme un cancer en moi, une matière
troublante, pas évidente, il m'a fallu oser me présenter avec ça devant le public.
Il y a aussi deux thèmes très présents dans la pièce : la maladie et l'amour.
Est-ce aussi cela qui vous a intéressé ?
C'est la maladie qu'on retrouve aussi chez Sarah Kane… Ce sont deux forces, l'une
dévastatrice, l'autre constructive. J'ai l'impression que l'amour, le désir physique,
soit l'énergie de mon art. Pour Kroum, c'est la relation malsaine avec sa mère qui
est son énergie. Si un jour il devient un artiste, ce sera à cause de cette relation,
un peu comme Elfriede Jelinek qui trouve dans son rapport à sa mère la force de
son écriture. Hanokh Levin était dans la même situation que Kroum… Alors peut-être
ne doit-on plus dire que cette relation mère-fils est malsaine… et se poser la
question de savoir s'il est possible d'avoir une relation saine avec la personne qui
vous a donné la vie.
Extrait d'une interview réalisée par Jean-François Perrier, Festival d'Avignon, 2005
Place de l'Odéon 75006 Paris