La pièce
Réagir à la mise en spectacle du monde
Le gouffre où sombrent les utopies
Notes de mise en scène
là-bas - ici
Chaque année, des amis se réunissent pour fêter l'anniversaire de Marie. Nous sommes le 15 août. Malgré les vacances, tous les habitués sont présents, sauf un, Pierre, le photographe, dont on est sans nouvelles, coincé dans la capitale assiégée d'un pays en guerre, quelque part en Europe… là-bas. Que se passe-t-il lorsque, profitant d'un pont aérien, il débarque ici dans la fête à Paris ?
Bruno Allain dresse le portrait d'un groupe de « quadras » épris de liberté et d'idéaux dans les années 70, cadres, artistes, chercheurs, journalistes vingt ans plus tard. A travers eux, il interroge notre rapport à la réalité d'un monde en guerre tel que nous le transmettent les médias. Une comédie grinçante, aux allures de cauchemar.
Le syndrome de la réaction
Pierre revient de Sarajevo. Spectateur, voyeur, militant engagé ? Personne ne sait très bien. Il est là, témoin de l’horreur, traumatisé, se sentant coupable et culpabilisant les autres.
Dans cette soirée d’anniversaire, lieu de l’amitié, de la bonne humeur sociale et du cynisme bon enfant, sa présence dérange, chacun se doit de réagir, de dire quelque chose… Quoi ? Que faut-il partager : la joie d’être ensemble, la colère, l’écœurement, la compassion, la honte ?
C’est le désarroi. La polémique s’installe et les révoltes d’hier, immatures, non expérimentées, se changent en réactions épidermiques, primaires, hallucinées. Se propage alors le sentiment d’un vide obscène. Provoqué par qui, pour quoi ?
La réalité
La question de notre attitude face à la guerre, à la barbarie, toutes proches, nous nous la sommes posée, et nous nous la posons encore. Le propos de la pièce n’est pas d’établir le verdict qui nous amènerait à nous considérer comme coupables ou non, mais de poser le problème de la réalité. Celle d’ici et celle de là-bas.
Sur le ton de la comédie, Bruno Allain met en branle la mécanique du désir et du rejet. Il donne l’occasion à ses personnages de régler littéralement leurs comptes avec le réel. Partant d’un quotidien objectif, il nous plonge dans un cauchemar éveillé, une représentation qui se tord sous le regard et la volonté de chacun : d’un coté, Marie qui ne veut rien savoir de ce qui se passe là-bas, de l’autre Pierre qui ne veut rien reconnaître de la réalité d’ici, entre eux, Alice, Dimitri, Tara, Joseph et Hervé. Qui a raison ?
Les continents s’écartent. Le groupe part en déroute. Plus personne ne sait à quoi se raccrocher, sinon à la vision de sa propre solitude. Est-ce là la réalité ?
S’il est vrai que nous avons besoin de sens, que la tâche de l’auteur est de retrouver le chemin du théâtre pour proposer au public de nouvelles mythologies, nous apprendre comment le monde a changé ou pas, nous permettre de rêver ou d’en rire… il est vrai aussi que le metteur en scène peut aujourd’hui reconsidérer sa place et s’attribuer de nouvelles fonctions.
Depuis cinq ans, je me suis investi dans l’aventure de l’association A Mots Découverts, avec le souci d’aller voir de plus près, de comprendre ce que les auteurs racontent ou cherchent à raconter, et d’une certaine manière me réconcilier avec mon métier.
A Mots Découverts est un collectif et un laboratoire de travail, réunissant comédiens, metteurs en scène, dramaturges, permettant aux auteurs d’expérimenter, de confronter leur texte au jeu et au plateau dans le temps de l’écriture.
J’y ai appris beaucoup, notamment la possibilité d’un dialogue. L’auteur n’est pas une entité isolée, son travail se nourrit de la pratique même du théâtre. Le temps de l’écriture est pour moi devenu réel, concret. Ma vision s’y est imbriquée, accompagnateur, maillon de la chaîne, je suis moi-même devenu avide d’échanges, de rencontres, et d’interrogations communes.
Puisqu’il s’agit de faire du théâtre, d’inventer de nouvelles formes, de nouvelles grilles de lecture et de réinterroger le langage de la scène, autant le faire sur de la matière vivante, et s’intéresser à cet acte premier qu’est l’écriture.
La Compagnie du Zouave est née en 1997 en prolongement direct avec ce travail. Il y eut plusieurs rencontres déterminantes, avec Sylvie Chenus, Larry Tremblay, Philippe Sabres, Mohamed Kacimi, Thierry Georges-Louis et Bruno Allain.
L’anniversaire est le fruit d’une complicité qui me lie à Bruno depuis trois ans, et qui m’a permis d’accompagner la dernière étape d’écriture de la pièce. Nous avons eu ce désir commun de parler de la réalité de notre conscience, de réagir à la mise en spectacle du monde que nous imposent les journaux, les politiques et les médias.
Le projet réunit aujourd’hui une équipe de comédiens qui nous accompagnent depuis plusieurs mois. Il attend le plateau.
Michel Cochet
J’ai été choqué et bouleversé par la guerre en ex-Yougoslavie. Il ne s’agissait pas d’affrontements ou d’attentats récurrents comme en Irlande du Nord ou au pays basque, auxquels nous sommes malheureusement habitués. Il ne s’agissait pas de boucheries lointaines, mettant en prise des cultures dont j’ignorais (et ignore encore) les tenants et les aboutissants comme au Cambodge ou au Rwanda. Il ne s’agissait pas de conflits spectacles comme l’opération « Tempête du Désert » contre l’Irak présentée à la manière des jeux vidéo. Il ne s’agissait pas non plus de ces guerres permanentes dont la permanence nous fait croire qu’elles sont inévitables comme en Palestine ou en Afghanistan.
Il s’agissait d’une lutte à mort, inhumaine, barbare, entre voisins (géographiques et culturels) au cœur même de l’Europe et dont la ville symbole, Sarajevo, avait été capitale olympique, c’est-à-dire le lieu de célébration de l’amitié des peuples. Choqué et bouleversé, oui, profondément. De même que nombre de mes amis, je pouvais entrevoir des raisons à la haine entre les parties, sans pour autant admettre le passage à l’acte, mais l’attitude passive et les atermoiements de la communauté européenne, et en particulier de la France, me paraissaient scandaleux, stupides, révoltants. Ils ne servaient, pensais-je, qu’à mettre de l’huile sur le feu tant ils se révélaient à l’opposé des déclarations prônant les sacro-saintes valeurs de liberté-égalité-fraternité. Plus les articles de Rémy Ourdan dans Le Monde lançaient des cris d’alarmes, plus les dessins de Pessin dénonçaient l’immobilisme, plus l’ONU s’enfermait dans la frilosité.
Venu du Théâtre du Radeau, un mouvement de soutien à la Bosnie se répandait dans le milieu théâtral où il était question entre autre de jouer en lever de rideaux des pièces courtes qui sensibiliseraient l’opinion publique. Vaste programme, utopie du théâtre, écrivons des pièces courtes, nous sommes-nous dit. Nous, c’est-à-dire le groupe KAA : Christine Koechlin, Noureddine Ali Yahia et moi-même. Ainsi sont nées Les Villes Enterrées, ensemble de neuf pièces dont certaines furent représentées aux Rencontres de la Cartoucherie à Vincennes. Le sujet de L’anniversaire date de cette époque. Convaincu qu’il nécessitait le projet d’une pièce en soi, je m’y attelai. Je ne savais pas que « j’en prenais » pour 7 ans et plus de vingt versions.
Je fais partie d’une génération à laquelle on a inculqué des valeurs humanistes et la croyance en la notion de progrès dans toutes les directions, de la science au social, de la culture au mixeur auto-nettoyant, génération dont l’avant-garde avait, de fait, affiché les idées lors des barricades de mai 68. On nous a averti, bien sûr, on nous a dit que tout n’était pas tout-beau-tout-gentil. Et pourtant nous nous apercevons, la quarantaine passée, et seulement à ce moment-là, qu’entre le dire et la réalité il y a un gouffre où sombrent les utopies et les valeurs qui pourtant nous font tenir. La pilule est rude à avaler. Même si cela ne nous empêche pas de poursuivre l’illusion en croyant trouver la solution et en annonçant : mieux vaut en rire. Ce misfit me paraît caractéristique de notre société et souvent la cause du désenchantement. La fausse réalité véhiculée par les média d’aujourd’hui accentue le phénomène où « Loisirs et distractions » deviennent des mots d’ordre. Je ne pouvais faire autrement que d’exorciser, de dénoncer, d’interroger, à ma manière. Et aussi d’en rire.
Bruno Allain
Un personnage à sept têtes
Ce qui frappe dans la pièce de Bruno Allain, c’est la force du groupe. Les personnages sont extrêmement campés, mais il s’agit du même corps humain et social, réactif au regard et au geste de l’autre.
La pièce observe cet organisme vivant, personnage à sept têtes qui se bat avec lui-même, tente au passage de se greffer le membre égaré, Pierre, et ingurgite, dégurgite, s’essaie à mille contorsions pour rester sur ses pieds et survivre.
L’enjeu est de rassembler au sein d’une distribution sept personnalités à la fois singulières et cohérentes, et d’inventer au delà des parcours respectifs d’acteurs un vocabulaire de jeu commun, un dessin juste, comme dans les tableaux de Beckmann.
Télescopages
La pièce est construite en séquences à l’intérieur desquelles Bruno Allain change d’angle de vue, constamment. Il nous surprend par ses rythmes, précipite la constitution du groupe, pour mieux s’attarder sur sa décomposition. Il fractionne, il étire, focalisant sur l’un ou sur l’autre, il alterne plans d’ensemble et gros plans, il accélère, ou laisse en suspens, il dissocie ou superpose les dialogues… bref, il écoute sa fantaisie pour mieux cerner les besoins de la narration. Dès lors, la réalité se transforme en hydre multiple et l’on assiste au combat du groupe pour avancer vers sa résolution, par télescopages, soubresauts et fuites en avant.
Le réel et le tangible
Peu importe la configuration réaliste du lieu. L’espace est à organiser sur le même principe d’empilement, de fractionnement, d’apparitions et de disparitions : un rideau en forme de voilage pour délimiter le théâtre et l’appartement, une pseudo-terrasse, un décor parisien réduit au cliché, une baie vitrée comme un miroir, des éléments mobiles, des ombres en transparence, un plateau qui rassemble et désassemble le groupe, de la nourriture, des bouteilles, des rires et des baffes, des danses improvisées et de la musique absurde, des silences et des hurlements… chorégraphie, orchestration, douter de la réalité n’évacue pas le tangible, loin de là.
Michel Cochet
16, rue Georgette Agutte 75018 Paris