L'extravagant Monsieur Jourdain a été présenté pour la première fois en France au Festival d'Avignon en 1988, en langue russe, dans une mise en scène d'Oleg Tabakov du Studio Théâtre de Moscou.
La mise en scène de Grégoire Ingold dans la traduction de Simone Sentz-Michel est la création du texte en français.
20 heures, la répétition est finie, le théâtre ferme ses portes. Les comédiens regagnent leurs loges, Béjart, le metteur en scène, range ses notes et sort. Un dernier régisseur coupe les circuits et laisse sur la scène vide « la servante », ultime veilleuse dans l'édifice rendu à son obscurité.
Silence. Ne quittez pas vos places… Des profondeurs de la coulisse, un petit homme apparaît, il apporte une lettre : Ordre de produire pour demain, une pièce inédite pour le Palais.
Rappel de la troupe, distribution des rôles, Béjart propose une improvisation libre sur une idée nouvelle « le bourgeois qui voulait être gentilhomme... »
Dans le théâtre insomniaque commence alors la course folle d'une nuit de fièvre pour cette unique répétition générale ; où l’on verra Jourdain apprendre les belles manières, tâcher d'élever son esprit par l'exercice du chant, de la danse et de la poésie ; où l'on verra des petits-maîtres se battre pour de l'argent, une jeune fille mariée de force avec le Grand Turc, un homme anéanti par les moqueries…
Boulgakov emprunte à Molière le canevas de sa pièce et nous invite à faire l'expérience du théâtre comme on ne l'a jamais vu, dans cette heure interdite d'après la fermeture, quand la machinerie s'emballe et qu'elle happe et régurgite, de toutes ses trappes, comédiens et personnages.
Boulgakov, nous entraîne dans une comédie aussi cruelle que drôle, une troupe d’une dizaine de comédiens inventifs et mordants mènent l'action tambour battant : c'est du théâtre.
Boulgakov dans la tourmente Françoise Flamant - extraits
"Il y avait la vie, et elle est partie en fumée." Mikhaïl Boulgakov - À ma secrète amie - 1929
L'œuvre de Boulgakov a entièrement vu le jour à l'intérieur de l'ère soviétique. Presque tous les écrivains, nés comme lui au tournant des années 90, avaient déjà fait leurs débuts avant la révolution d'octobre. Chaque artiste pressentait plus ou moins l'imminence d'une révolution, la redoutant parfois, la souhaitant et même, le plus souvent, militant pour elle. Certes, le coup d'état bolchevique n'apparut pas à la grande majorité d'entre eux comme le couronnement de leur attente, mais la vie artistique continuait : pour les uns elle avait changée, et ce n'était pas un mal; pour les autres, le changement était une libération, une naissance. Pour Boulgakov, la révolution d'octobre fut une rupture, radicale.
Boulgakov date du 15 février 1920 sa conversion de la médecine à l'écriture. Ce fut le 15 février 1920 que l'on apprit, à Vladicaucase où Boulgakov était mobilisé dans l'armée blanche de Denikine, la lourde défaite infligée aux blancs par les rouges dans la localité proche d'Egorlykskaïa. Ce qui avait été chez lui jusque-là une inquiétude latente et grandissante se transforma en une double certitude : d'une part, la Russie de naguère était détruite de manière irréversible; d'autre part, sa vie personnelle devait être recommencée sur de nouvelles bases.
Lui qui, durant les années 1917-1918, s'est adonné à la morphine, s'adonnera désormais à l'écriture, comme à un nouveau mode de vie, le seul qu'il puisse concevoir, dans ce monde catastrophé où, littéralement, il ne se reconnaît plus. L'écriture pare au plus urgent : elle instaure une distance salutaire vis-à-vis de l'insoutenable qu'elle transforme en objet de représentation.
L'homme désormais amputé de ce qui étayait naguère son existence, la tradition historique, culturelle, familiale, religieuse, patriotique, peut-il encore vivre en homme ? Ou, s'il n'a pas le courage de mettre fin à ses jours, dégénérera-t-il nécessairement jusqu'au stade de ces humanoïdes, hommes animaux, hommes statues, femmes machines, rouages mécaniques d'un appareil absurde ? L'objectif qui doit être le sien, en cette ère obscurcie par un mal soudain et particulièrement massif, est d'échapper à sa contamination, de ne pas causer un supplément de mal et de ne pas sombrer lui-même dans la non-humanité.
Pour Boulgakov, cette réalité n'est pas seulement un état de fait : c'est aussi une force en marche, tout un programme d'abâtardissement et d'uniformisation de l'humanité qui est en cours, et dont le fer de lance est le matérialisme dialectique. Il se gausse avec délices de ce qui est, à ses yeux, une pseudo philosophie perverse, en extrayant de la réalité soviétique des situations cocasses où il montre qu'en prétendant à la rationalité absolue, elle sombre immanquablement dans l'absurdité la plus totale. Mais surtout, en fondant son œuvre sur des principes totalement opposés, il nie les principes directeurs du marxisme-léninisme et de son programme esthétique : le réalisme socialiste.
L'antisoviétisme n'est, en aucune façon, le message essentiel et ultime de l'œuvre de Boulgakov. Il est contrebalancé par un attachement à la Russie, à la langue et à la patrie russe, qui en définitive, l'a retenue dans son pays, même lorsque la possibilité d'émigrer était à portée de main.
Grand adversaire des partisans de la table rase qui exercent alors leurs ravages, Boulgakov poursuit, d'un bout à l'autre de sa carrière d'écrivain, la mission qu'il se donne de défenseur d'une tradition. Griboïedov, Pouchkine, Gogol, Dostoïevski, Tolstoï, mais aussi Molière, Dickens, H.G. Wells, Hamsun sont les grandes figures de son panthéon littéraire. L'écrivain ne cesse de leur rendre hommage en associant leurs noms à contre-emplois à des lieux, des objets ou des personnages fictifs, et c'est une manière d'affirmer leur survie et leur gloire. Par ailleurs, toutes les créations importantes sont rattachées, dans leur conception même, à un précédent littéraire soit ouvertement désigné, soit relativement facile à identifier.
L'œuvre de Boulgakov est foisonnante, elle est un démenti triomphant au pessimisme stérile : elle respire la vitalité, sa réalisation même constitue un acte de foi dans les plus hautes valeurs humaines. Censurée continûment, elle doit aux archives de l'État soviétique d'avoir été protégée et conservée pour l'éternité, selon la mention des documents confisqués par le KGB, et son impact, pour avoir été longtemps retardé, n'en est finalement que plus considérable.
Le 14 mars 1668, la troupe du Palais Royal est invitée à se produire dans la grande salle des jardins d'hivers de l'Hôtel particulier de Pierre Ivanovitch Potemkine, ambassadeur en France du Tsar Alexis Mikaïlovitch, à l'occasion des festivités qu'il donne en l'honneur de son épouse de retour à Paris.
Molière y présente Amphitryon, la nouvelle pièce de la troupe, créée le 13 janvier de cette même année. L'ambassadeur est sous le charme, il commande immédiatement les traductions de deux pièces - Le médecin malgré lui et Amphitryon. Trois décennies plus tard, les textes sont publiés à Saint-Pétersbourg, Molière devient le premier dramaturge russe à une époque où la littérature commence seulement à s'ouvrir à la création dramatique et fonde, du même coup, l'école russe de la comédie; Griboïedov, Pouchkine, Gogol revendiqueront Molière pour modèle.
En 1929, Maxime Gorki, pour soutenir Boulgakov alors censuré de publication comme de représentation, lui confie la rédaction d'une biographie de Molière pour la collection qu'il dirige - La vie des hommes remarquables. Comme un poisson qui remonte le courant, Boulgakov part à la rencontre de ce grand aîné dont Gogol l'a autrefois entretenu. Il se découvre une affinité avec Molière, reconnaissant dans l'homme de théâtre aux prises avec les cabales violentes qui se déchaînent contre lui, une gémellité d'avec son propre destin.
Boulgakov produit deux textes - une biographie - Le roman de monsieur de Molière, et une pièce - La cabale des dévots.
À l'automne 1932, le comité de lecture des Éditions d'État rend son arrêt et refuse un texte qui rompt trop ouvertement avec la tradition du genre biographique tel qu'il l'entend. La pièce passera deux années entières de répétitions au Théâtre d'Art dans une bataille continuelle pour d'infinis remaniements du texte. La pièce est définitivement suspendue après la septième représentation.
Némirovitch Dantchenko, co-directeur du Théâtre d'Art, commande alors à Boulgakov une nouvelle traduction du Bourgeois gentilhomme. Loin de s'en tenir aux termes de la commande, Boulgakov s'approprie la pièce de Molière pour élaborer une œuvre bien à lui. Il introduit plusieurs motifs appartenant à d'autres pièces de Molière, coupe des scènes entières du Bourgeois, supprime toutes les scènes de ballets en turqueries de Lulli. Une fois ce recadrage effectué, la pièce elle-même peut occuper le premier plan et "l'idée ingénieuse et puissante qui la fonde", selon les mots de Boulgakov, "peut apparaître dans toute sa force et son efficacité".
Du point de vue du style, Boulgakov ne reprend jamais à son compte le procédé de la tirade habituel chez Molière pour développer telle ou telle idée. La brièveté constante des répliques confère à l'action un rythme trépidant en toutes circonstances; nulle pose dans cette journée décisive pour Monsieur Jourdain, mais une succession de tableaux saisissants qui s'accélèrent jusqu'au vertige. La marque toute Boulgakovienne se révèle dans la chute qu'il donne à la fin de chaque acte et surtout dans le coup de théâtre magistral sur lequel se termine la pièce. Boulgakov y exprime avec un éclat tout particulier son goût pour la vie de théâtre, la vie des comédiens, la vie d'une troupe.
Sept années entières, Boulgakov est hanté par la figure de Molière. Après l'avoir suivi pas à pas dans les incessantes luttes de sa vie d'homme de théâtre, Boulgakov passe de l'autre côté et s'invite à entrer dans son monde de fiction. Des coulisses du théâtre, il rappelle à la scène Béjart, La Grange, Madame de Brie, Du Croisy, Hubert… ils sont tous là, bien vivants, pour mystifier encore une fois Jourdain dans une mascarade pathétique. En ce printemps 1932, Boulgakov porte en lui une inquiétude et une fièvre qui donnera à l'ensemble une résonance singulière.
La pièce de Boulgakov, écrite en surplomb de celle de Molière, produit une vision à double foyer : à chaque scène nous reconnaissons bien le théâtre de Molière et, comme une chambre d'écho, l'écriture de Boulgakov amplifie certains thèmes, en surajoute d'autres, pour créer au final une œuvre au relief saisissant qui ouvre des abîmes que nous n'avions pas d'abord soupçonnés.
À la création du Bourgeois gentilhomme, c'est Molière qui jouait le rôle de monsieur Jourdain. L'inventaire dressé à son décès nous décrit le costume qu'il portait dans ce rôle : "Une robe de chambre rayée, doublée de taffetas aurore et vert, un haut-de-chausses de panne rouge, une camisole de panne de toile peinte à l'indienne, une veste à la turque et un turban, un sabre, des chausses de brocard aussi garnies de rubans verts et aurore, un pourpoint de taffetas garni de dentelle d'argent faux, un ceinturon, des bas de soie verts et des gants, avec un chapeau garni de plumes aurore et verts."
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