Lieu : Théâtre de l'Idéal à Tourcoing
19, rue des Champs.
Farce paysanne, fort facétieuse, sur le sujet d’une vieille femme hydropique, d’un sacristain, d’un vétérinaire et d’une pompe à bestiaux.
Avec ces trois mots, on pourrait définir La Gonfle de Roger Martin du Gard. À partir du double sens que propose le titre - avoir la gonfle veut dire en même temps être enceinte et gonfler maladivement - le dramaturge traite de la férocité de l’être humain dès qu’il s’agit de posséder le corps et l’argent de l’autre. Et avec cette farce paysanne de 1928, il s’en donne à coeur joie.
Une vieille femme hydropique (la Bique) doit être dégonflée sur l’heure au risque de mourir et de laisser sa fortune sans précision d’héritier. Deux sont prêts à récupérer le magot, son neveu vétérinaire (Gustave) et son domestique/amant (Andoche). Le vétérinaire finira par la dégonfler sous la pression du domestique. Mais qui a gonflé la créature muette (la Nioule) qui sert de souffre-douleur à la vieille paysanne richissime ? Peut-être les deux hommes, et dans leur cas, la voracité de la possession se double d’un réflexe meurtrier sans scrupule…
Plus qu’un tableau réaliste de la vie dans la campagne française, Martin du Gard, avec La Gonfle, invente un monde à la limite du fantastique - le troisième acte, celui du double accouchement, est quasiment nocturne - et il donne à ces trois personnages monstrueux un langage rural réinventé à partir de différents patois de l’ancienne France. Il crée pour chacun une langue « rabelaisienne » qui, à la lumière du théâtre d’aujourd’hui, paraît si proche de celle d’un Werner Schwab dans Les Présidentes. Ainsi, cocasserie et grotesque rejoignent sur le tréteau les terreurs collectives qui hantent les femmes et les hommes de toujours. Qui aurait attendu sous la plume du sérieux et déclaré classique prix Nobel une telle méchanceté hargneuse et drôle, une faconde authentiquement française et pourtant à portée universelle ?
Jean-Claude Berutti
Si Roger Martin du Gard est d’abord célébré comme romancier - il obtient le prix Nobel en 1937 pour son grand oeuvre Les Thibault - il affectionne tout particulièrement le roman dialogué qui lui permet un travail poétique sur la langue parlée. Ses oeuvres théâtrales - Le Père Leleu et surtout La Gonfle - lui offriront toute la liberté verbale qu’il souhaite explorer. Ainsi, La Gonfle lui permet d’inventer une langue nouvelle. Une langue populaire, paysanne, inspirée de plusieurs patois (notamment du Berry) au sujet desquels Roger Martin du Gard possède de nombreux ouvrages philologiques et maints dictionnaires.
Certains mots sont tirés de cette matière livresque, d’autres sont issus de la littérature du Moyen-Âge tandis que certains sont tout simplement inventés. Ces inventions sont subtilement formées d’associations de syllabes qui peuvent rappeler des mots connus (donc compréhensibles), d’autres sont employées pour leur musicalité ou leur force poétique. Cet ensemble au phrasé inventif, évocateur et particulièrement truculent ne manque pas d’évoquer un français archaïsant, de type rabelaisien.
Roger Martin du Gard développe un art de portraitiste-caricaturiste impitoyable et l’on pourrait assimiler cette pièce à une scène dessinée par Daumier à gros traits noirs, accentués et cruels : l’humanité est présentée sous un jour inquiétant aux figures quasi monstrueuses, agies par une avidité qui peut être sexuelle ou pécuniaire. Différents conflits pulsionnels animent les personnages de cette farce que l’auteur qualifie lui-même de « bouffonnerie pathétique ».
Roger Martin du Gard recommande que les quatre rôles de la pièce (dont les personnages féminins) soient joués par des hommes. Ce travestissement délibéré est intéressant à plusieurs titres : la question des désirs dans la pièce se fonde sur une sensualité inhabituelle. La Bique et la Nioule apparaissent comme des êtres dont le genre est incertain, curieux et cependant fort éloigné de la figure « séduisante » et alanguie de l’androgyne mythologique.
"C’est comme si j’écrivais cette pièce en vers, tant le rythme, la coupe, la musique, le balancement des phrases, les allusions, ont de l’importance. Je suis obligé de composer ce rôle à haute voix, comme un chant." R. Martin du Gard
4, place du Général de Gaulle 59026 Lille