Pour fêter ses soixante-dix bougies, un homme décide de s’offrir les services d’une prostituée. Mais comment se payer une pute sans débourser un shekel ? Dilemme : comment se dépenser sans dépenser ?… Surtout que la dame abordée s’avère insensible à la pitié et ne fait ni remise ni crédit. Le drame, c’est qu’une fois la passe payée (plein pot), le machin du monsieur demeure d’une mollesse désespérante !
L’horreur, c’est que la dame refuse tout net de rembourser le client inopérant ! Et que c’est le fils du vieux qui finira par se taper la prostituée payée par son propre père ! La honte, c’est que ce morveux déclare son géniteur périmé et exige son héritage ! Le pire, c’est que le vieux n’a aucune envie de céder la place, trop occupé qu’il est à rêver à la Putain de l’Ohio, vous savez ? Cette prostituée si riche qu’elle ne fait même plus payer ses clients…
Avis aux oreilles chastes : mieux vaut passer son chemin ! Car Levin, génial dramaturge israélien, n’y va pas avec le dos de la cuillère : ici, le sexe est cru et se consomme froid. Mais c’est pour mieux pourfendre cette irréductible prétention humaine à vouloir le bonheur sans en prendre le risque, à réclamer la jouissance tout en se préservant, à exiger l’absolu en oubliant que nous sommes mortels. Et à préférer du coup rêver sa vie plutôt que de la vivre.
Minables et sordides, ses personnages sont surtout d’une humanité désarçonnante, et la lucidité de Levin d’une infinie tendresse. Et son rire impitoyable, un exercice de liberté.
Texte français de Laurence Sendrowicz.
« Un homme, vraisemblablement mendiant de son état, décide pour fêter son soixante-dixième anniversaire, de s’offrir les services d’une prostituée. Après une négociation particulièrement âpre sur le tarif, il se trouve incapable d’en profiter ; n’imaginant pas avoir dépenser cet argent pour rien, il décide alors d’en faire profiter son fils …
Comme on le voit, le sexe est un des motifs centraux de cette pièce, et l’outrance avec laquelle Levin l’aborde est extraordinairement drôle ; mais le sexe n’en est pas le sujet, il est ici toujours objet, et avant tout objet de transactions financières. Car la grande affaire, c’est l’argent, et à travers l’argent, c’est la mort. Dépenser de l’argent, c’est assumer une perte qui nous renvoie à la vie qui seconde après seconde s’écoule de nos corps et nous conduit inexorablement à la mort. Chez Levin, la dépense est toujours somptuaire et si on est radin ce n’est pas parce qu’on ne veut pas jouir de la vie, mais bien parce qu’on refuse de mourir.
On rêve d’un monde dans lequel le sexe serait gratuit, c’est à dire dans lequel on ne perdrait rien à jouir. La putain de l’Ohio incarne ce rêve : « La putain de l’Ohio est tellement riche qu’elle ne prend pas d’argent, et étant donné qu’elle ne prend pas d’argent, elle n’a pas besoin de toi. » Ce rêve n’est pas méprisable : si à la fin, le prix à payer pour rendre la vie et la perspective de notre mort supportables, c’est de confondre sa vie avec ses rêves, alors – nous dit Levin – rêvons. Il y a là un espoir de consolation. » Laurent Gutmann
Chez Levin, tout est guerre. L’expérience de l’extrême violence des rapports humains qui naît d’un état en conflit permanent a sans doute nourri l’extraordinaire lucidité avec laquelle ce grand auteur nous raconte la vie comme une lutte perpétuelle où s’épuise une humanité poisseuse et médiocre qui n’en finit pas de perdre et de se perdre. Guerre à l’extérieur, mais aussi guerre en dedans, entre l’homme et la femme, le père et le fils, l’homme et lui-même.
La version du trio amoureux que nous offre La Putain de l’Ohio, parce qu’il se concentre sur un rapport de transmission via un rapport sexuel tarifé, en est peut-être une des plus belles incarnations : tout est affrontement, âpre négociation, trahison ; tout est exacerbé, douloureux, lourd de cet amour charnel, paternel ou filial qui n’est jamais là où il devrait être. Tout est aussi, comme toujours, d’un humour jubilatoire.
La pièce, que Levin écrit non pas dans la foulée de comédies « existentielles » comme Yaacobi et Leidental ou Kroum l’ectoplasme, mais une décennie plus tard, après avoir interrogé des formes plus amples de théâtre, lui permet de rassembler sur un seul plateau ses microcosmes de prédilection (le quartier, la famille) et d’ajouter un élément devenu fondamental au fil de son écriture : le rêve, qui ici se démultiplie pour finalement donner toute une série de rêves mis en abîme.
Le texte est traversé par un grand rêve lyrique qui pourrait sublimer les personnages, mais ceux-ci s’accrochent à leurs rêves petitement cupides. Ainsi, de ces rêves emboîtés, finit par s’élever une réalité au désespoir si fondamental que la seule lueur permise s’appelle la mort. Mais qu’est-ce que la mort chez Levin ? La continuation du rêve ? L’apaisement ? Ce qui est sûr, c’est que la vie est cauchemar.
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