Un chef d'œuvre méconnu
11 et 12 octobre 1913
« […] je suis un poète dramatique »
Critique de l’idéalisation
"Un coq chante. Les veilleuses demeurent silencieuses. Non loin, sur un chemin, une charrette indécise gémit et grince."
Trois jeunes filles veillent leur compagne défunte. C'est la nuit, et il y a comme un sillage vague de clair de lune. "Ne désires-tu pas, ma sœur, que nous trompions le temps en nous racontant ce que nous avons été ? C'est beau et c'est toujours faux..." Pessoa a alors vingt-cinq ans. Et ce que lui dictent les voix de ces veilleuses, c'est le théâtre même de son inspiration. Les trois veilleuses sont les figures des voix intérieures du poète pendant la création.
À la découverte posthume des œuvres de Pessoa, Lisbonne est entrée dans la mythologie littéraire, comme la Prague de Kafka et le Dublin de Joyce. Le Marin reste cependant un chef d'œuvre méconnu.
Pessoa n'a écrit pour le théâtre que Faust (resté inachevé, bien que travaillé jusqu'à sa mort en 1935) et Le Marin. Le Marin est composé les 11 et 12 octobre de l'année 1913, où Pessoa, dans la revue Teatro, revendique un théâtre proche de l'esprit des symbolistes français et de Maeterlinck : " L'intrigue au théâtre réside non pas dans l'action ni dans la progression et les conséquences de l'action, mais plus largement dans la révélation des âmes à travers les paroles échangées et la création de situations ".
Le texte est publié aux Éditions José Corti, traduction française de Bernard Sesé.
Il n’a fallu à Pessoa que deux jours, les 11 et 12 octobre 1913, pour écrire Le Marin. Le Marin illustre parfaitement sa théorie du “théâtre d’âme” et tranche sur toute la production dramatique contemporaine. Pessoa attachait une telle importante à cette oeuvre que c’est elle, plutôt que toute autre en vers ou en prose, qu’il a choisi de faire paraître sous son nom, deux ans après le premier numéro d’Orpheu. Contrairement à tant de textes laissés en chantier, Le Marin, malgré la rapidité de sa réalisation, est une oeuvre achevée.
Le Marin n’a jamais été représenté du vivant de l’auteur; et même aujourd’hui, bien qu’il ait été mis en scène un certain nombre de fois, y compris en France, il reste un chef-d’oeuvre inconnu.
Extrait de Étrange étranger, une biographie de Fernando Pessoa de Robert Bréchon, Christian Bourgois éditeur
Dans une lettre de 1931 à João Gaspar Simões, Pessoa écrit : “ Le point central de ma personnalité, en tant qu’artiste, c’est que je suis un poète dramatique ; j’ai sans cesse dans tout ce que j’écris, l’exaltation intime du poète et la dépersonnalisation du dramaturge. ”
Ce passage n’est pas une facétie. Il éclaire l’origine de la scénographie en forme de polyèdre où coexistent toutes les contradictions indissociables de l’inspiration de Pessoa incarnées dans les figures hétéronymiques.
“ Je suis comme une chambre avec d’innombrables miroirs fantastiques tordant en de faux reflets une seule réalité antérieure qui se trouve à la fois en tous et en aucun d’eux.”
“ Chacun forme une espèce de drame et, toutes ensemble, un autre drame. ”
Tel est le théâtre de Pessoa.
Et l’on sait aujourd’hui que dans la “malle” mythique ont été trouvés des fragments de plus de quinze pièces. De là à considérer Pessoa comme un dramaturge à part entière serait absurde. Mais ceci nous permet d’évaluer le rôle dynamique du théâtre dans l’organisation poétique de Pessoa. Le Marin est sous-titré “ drame statique en un tableau ”. Il ne faudrait pas se méprendre sur le sens de “ drame statique ”. C’est un trait d’ironie par quoi Pessoa entend se distinguer radicalement du théâtre qui lui est contemporain et qui se caractérise – comme celui qui plombait la scène française d’avant Maeterlinck – par une virtuosité d’actions extérieures démunies de toute pensée.
Pessoa explicite sa dramaturgie avec précision : “ J’appelle théâtre statique celui dont la trame dramatique ne constitue pas une action, c’est à dire où les figures non seulement n’agissent pas parce qu’elles ne se déplacent ni ne dialoguent sur leurs déplacements, mais ne comporte même pas de sens capables de produire une action ; où il n’y a pas de conflit ni de véritable intrigue. ”
C’est bien de la dynamique dramatique du langage dont nous parle Pessoa : “ l’intrigue au théâtre réside non pas dans l’action ni dans la progression et les conséquences de l’action, mais plus largement dans la révélation des âmes à travers les paroles échangées et la création de situations. ” On entend très clairement ici la sympathie de pensée avec les symbolistes français depuis Villiers de l’Isle- Adam et le théâtre de Maurice Maeterlinck.
O Marinheiro est “statique” parce que le coeur s’est arrêté de battre dans la poitrine de celle que veillent les trois femmes. Tout se dit, tout s’invente, tout se rêve face à la morte. C’est cette présence-là qui inspire les trois veilleuses, dans le silence sidéral qu’elle fait autour de son corps exposé à la nuit.
Les trois voix qui se font entendre sont celles des voix intérieures qui inspirent Fernando Pessoa, ici posées tel le choeur antique originel, réinventant hors temps, hors espace, le rituel du théâtre. “ Au lever du jour les rêves s’endorment ”.
Alain Ollivier
Et enfin, s’il est vrai que Pessoa est tout sauf socialiste ou marxiste, il n’en est pas moins vrai que sa poésie est une puissante critique de l’idéalisation. Cette critique est explicite chez Caeiro, qui ne cesse de moquer ceux qui voient dans la lune, dans le ciel, autre chose que la lune dans la ciel, « poètes malades ». Mais nous devons être sensibles, dans l’oeuvre entière de Pessoa, à un matérialisme poétique très particulier. Bien qu’il soit un grand maître de l’image surprenante, ce poète se reconnaît à première lecture à une sorte de netteté presque sèche du dire poétique. C’est du reste pourquoi il parvient à intégrer dans le charme poétique lui-même une dose exceptionnelle d’abstraction. Disons que, constamment soucieux que le poème ne dise exactement que ce qu’il dit, Pessoa nous propose une poésie sans aura. Ce n’est jamais dans sa résonance, dans sa vibration latérale, qu’il faut chercher le devenir de la pensée-poème, mais dans l’exactitude littérale.
Le poème de Pessoa ne cherche pas à séduire, ou à suggérer. Si complexe soit son agencement, il est à lui-même, de façon serrée et compacte, sa propre vérité. Disons que, contre Platon, Pessoa semble nous dire que l’écriture n’est pas une obscure réminiscence, toujours imparfaite, d’un ailleurs idéal. Qu’au contraire elle est la pensée elle-même, telle quelle. En sorte que la sentence matérialiste de Caeiro : « une chose est ce qui n’est pas susceptible d’interprétation », se généralise à tous les hétéronymes : un poème est un réseau matériel d’opérations, un poème est ce qui ne doit
jamais être interprété.
Extrait de Petit manuel d’inesthétique de Alain Badiou, Éditions du Seuil, avril 1998
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