Le Quatuor d’Alexandrie

Caen (14)
du 13 au 15 février 2003

Le Quatuor d’Alexandrie

«Mon roman est une danse quadridimensionnelle, un poème de la relativité ( ... ) dans l’idéal, les quatre volumes devraient être lus simultanément.» Lawrence Durrell

Une excursion initiatique
Un voyage dans le temps
Note de l'auteur
Entretien avec Stuart Seide

" Mon roman est une danse quadridimensionnelle, un poème de la relativité (…) dans l'idéal, les quatre volumes devraient être lus simultanément. " Lawrence Durrell

Il y a un mot en anglais qui décrit Durrell : "homeless". Né sur un continent, éduqué sur un autre, ayant habité par ici, ayant travaillé par là, il était un voyageur incessant qui a tourné son regard vers l'intérieur de lui-même. Tout bouge, tout est fragmentaire et contradictoire - mais il traite cette mouvance perpétuelle de la vie comme une réalité constante. Je voudrais rendre un hommage à un auteur jeté sur une rive lointaine qui, au milieu de l'agitation de notre monde (et de notre siècle) a cherché le sens du silence.

Plus qu'un hommage, ce travail est aussi un acte de gratitude envers un homme qui m'a apporté à la fois l'évasion et la compréhension. Il m'a fait sortir de moi-même tout en m'aidant à me voir moi-même.

Le Quatuor d'Alexandrie est une œuvre romanesque. Dans ce travail, il n'y aura aucune tentative de le revendiquer autrement. Mais au nom de cette Alexandrie (réelle ou imaginée) Durrell a su peupler un lieu de la mémoire. Avec le langage qui est le mien, celui créé par la créativité évocatrice de l'acteur dans l'espace scénique, je propose une excursion parmi quelques personnages, observations, méditations et aventures que l'on trouve dans la palette alexandrine de Durrell.

Cette œuvre est multiforme. Le théâtre peut l'être. Mais aussi cette œuvre est vaste, et là, le théâtre a ses limites. Cette présentation sera donc une montée initiatique sur une colline, d'où l'on pourra dérober quelques aperçus de la beauté et de la richesse foisonnantes qui se trouvent sur la plaine que l'on nomme Le Quatuor d'Alexandrie.

Stuart Seide

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Balthazar : La seule façon d'être fidèle au Temps est d'intercaler les réalités, car en chaque point du Temps les possibilités sont infinies dans leur multiplicité. Vivre c'est choisir. Perpétuellement réserver son jugement, perpétuellement choisir.
Le Quatuor d'Alexandrie - "Balthazar"

Au départ, il y a une œuvre phénoménale, exemplaire : les mille pages du Quatuor d’Alexandrie, de Lawrence Durrell, scindées en quatre tomes, quatre journées, quatre noms. Puis, se greffe le très ancien et très entêté désir d’un metteur en scène, Stuart Seide. Quatorze ans après avoir abordé le roman dans une première ébauche théâtrale, une nécessité impérieuse le ramène, de nouveau, vers les couleurs et les odeurs de cette Alexandrie fantasmée, vers ces passions sensuelles, ces êtres qui se rencontrent, s’aiment et se séparent. Stuart Seide, en quatre actes et quatre mouvements de vie, convoque aujourd’hui, sur une scène de théâtre, les multiples réalités de ces héros changeants, fragiles et éphémères. Là, dans une Provence incandescente, pas très loin du village où Durrell a rêvé et écrit ces destins tourmentés, le metteur en scène revisite, comme le fait le narrateur du roman, les ruelles d’Alexandrie. C’est une rêverie poétique, où les acteurs racontent des romances et profèrent le Quatuor, avec morceaux choisis et saisis dans le vif des émotions, naviguant de souffrances en plaisirs, tanguant des larmes à la jouissance. Les destins de ces hommes et ces femmes vacillants s’épanouissent sous les étoiles. Il est question d’intime et l’on parle d’amour, de vérité et de sincérité. Un voyage dans le temps et les souvenirs, vers des rivages familiers à chacun d’entre nous.

Joëlle Gayot, pour le Festival d'Avignon

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Les personnages et les situations de ce roman sont entièrement imaginaires, de même que la personne du narrateur. Mais la ville ne saurait être moins irréelle.

J'ai tenté de réaliser un roman à quatre étages dont la forme s'appuie sur le principe de la relativité.

Trois parties d'espace pour une de temps, voilà la recette pour cuisiner un continuum. Les quatre romans se conforment à cette règle.

Les trois premières parties, toutefois, ne s'enchaînent pas, mais se déploient dans l'espace. Ils se chevauchent, s'entremêlent, et n'entretiennent que des rapports purement spatiaux. Le temps est en suspens. Seule la quatrième partie représente le temps et constitue véritablement une suite.

Le rapport sujet-objet est si essentiel à la relativité que j'ai tenté de conduire le roman à la fois sur le mode subjectif et objectif. La troisième partie, Mountolive, est un roman strictement naturaliste dans lequel le narrateur de Justine et de Balthazar devient un objet, c'est-à-dire un personnage.

Cette méthode ne doit rien ni à Proust ni à Joyce - qui illustrent à mon sens la notion de "Durée" bergsonnienne, et non "l'Espace-Temps".
Le sujet central du livre est une quête de l'amour moderne.

Ces considérations paraîtront quelque peu présomptueuses, voire grandiloquentes. Mais il n'est peut-être pas inutile de voir si nous pouvons découvrir une forme - appropriée à notre époque- qui mériterait le nom de "classique". Même si le résultat devait être une "fiction scientifique" au vrai sens du terme.

Lawrence Durrell
Ascona, 1957

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Depuis combien de temps avez-vous l’idée d’adapter Le Quatuor d’Alexandrie ?
C’est un projet qui remonte à quatorze ans. En novembre 88, j’ai été invité à faire un travail à l’école du TNS, à l’époque de Jacques Lassalle et Alain Knapp. L’idée était de créer un auteur vivant contemporain avec un texte littéraire. J’ai donc décidé d’entreprendre le Quatuor. Avec 14 élèves, j’ai mené un travail pédagogique, de recherche pure, pour former des acteurs. Il y a eu trois représentations publiques. Mais je n’ai jamais travaillé aussi intensément de ma vie, et, à la vérité, je n’avais jamais vécu cela, ni avant, ni d’ailleurs, après. Ça reste un des moments les plus forts que j’ai jamais connu. Je savais, ainsi que d’autres témoins de ces présentations, que quelque chose d’important avait été touché, pour nous, du moins. Je m’étais dit qu’il fallait en faire un spectacle. Cela signifiait soit le reprendre immédiatement avec les élèves, soit attendre une dizaine d’années en laissant décanter. Ainsi, j’ai mis le projet au fond de mon tiroir mental en sachant que j’avais rendez-vous avec lui, un jour.
Je me suis demandé régulièrement, depuis, si le moment était venu de revenir à Alexandrie. Chaque fois la réponse était non. Puis, il y a quatre ans environ, en discutant avec Bernard Faivre d’Arcier qui me demandait ce que j’aimerais faire par-dessus tout, j’ai reparlé du Quatuor. 
L’idée ne m’avait jamais quitté, mais volontairement, je n’avais plus regardé les notes de travail que j’avais élaborées à l’époque. Elles étaient soigneusement rangées chez moi. Quand j’ai pris la direction du Théâtre du Nord, à Lille, je pensais le faire, mais je n’avais pas la disponibilité de temps, d’esprit et de corps. J’ai repoussé indéfiniment et maintenant, le moment est venu. 
En fait, ça ne fait pas 14 ans que je travaille l’adaptation. Mais je reviens régulièrement au texte, je le lis, je l’annote. Aujourd’hui, je mets en forme presque définitivement la version scénique du début des répétitions, version qui évoluera encore.

Entreprenez-vous seul ce travail d’adaptation ?
Je travaillerai entièrement seul jusqu’à la première répétition. Après quoi, nous mettrons le texte à l’épreuve et, alors, seulement, je demanderai aux 14 acteurs de l’équipe de le prendre en charge, d’amener leurs propres réflexions. Ainsi, ce qui sera sur papier au début du travail n’aura probablement rien à voir avec ce qui sera présenté à Avignon. 

Finalement, ce projet participe d’une sorte d’intuition qui vous anime depuis longtemps ?
Il découle désormais d’une nécessité et, effectivement, de certaines intuitions.

Mais il dépasse le simple amour que vous avez pour ce livre ?
Bien sûr. Il y a en moi l’envie de partager cet amour. Mais je pense qu’il y a là surtout une matière que j’ai envie de partager théâtralement, avec des acteurs, sous la voûte étoilée de Provence. Ce texte est fait pour être proféré. Durrell était un grand poète : son écriture est extrêmement poétique et auditive. La donner à entendre est important pour moi. 
Il est certain que je pourrais appeler ce spectacle, « quelques pages du Quatuor d’Alexandrie » car le Quatuor compte près de mille pages. On pense à Guerre et Paix, aux Misérables, A la recherche du temps perdu. C’est monumental ! Evidemment, même dans une durée qui avoisinera très certainement les 4 heures, je ne rendrai compte que d’une petite partie du livre. Et même si le spectacle durait huit heures, ça resterait bien en-deçà. Aussi, je ne donne entendre que certaines pages, dont le choix découle d’options personnelles, les miennes, pour commencer, et celles de l’équipe par la suite. 

Ce choix passe donc nécessairement par le filtre de votre subjectivité ?
Je suis obligé de choisir. Il y a un parti pris conscient et inconscient, une partie maîtrisée, une autre qui ne l’est pas. Quels aspects du livre porter sur scène et quels aspects mettre de côté ? 
Ce qui est sûr, c’est que ce livre me parle infiniment. Il me parle de la mémoire, de l’amour, du désamour, de leurs formes multiples, de la vérité dans l’amour. Il pose des questions : est-ce que la vérité peut exister en amour et les histoires d’amour sont-elles toujours des vérités multiples ? Et encore, au-delà, il parle de la réalité humaine : qu’est-ce que des personnes, des êtres humains, la personnalité existe-t-elle ou sommes-nous uniques ou multiples ? Peut-on savoir qui nous sommes, ce que nous sommes, pourquoi nous sommes, et ainsi de suite. C’est un livre phénoménal mais c’est loin d’être une œuvre épique ou une fable linéaire. 

Le Quatuor se compose de quatre livres. Respecterez-vous cette structure de base ?
Le spectacle se décline effectivement en quatre parties. Chaque journée représente chaque acte. Acte I : Justine, Acte II : Balthazar, Acte III : Mountolive et Acte IV : Cléa. J’ajoute que les trois premiers actes visitent ou revisitent les mêmes événements. Ils ne se présentent pas comme trois actes déroulant une histoire qui progresse. Les mêmes faits, la même réalité sont revisités. Le quatrième acte, quant à lui, se passe des années plus tard.

Y aura-t-il un équilibre entre les durées respectives de chacun des actes ?
J’aimerais y parvenir mais je pense néanmoins que les deux premiers seront plus longs. De plus, comme la réalité, dans cette œuvre, est multiple, certains des personnages seront eux aussi multiples. Il y a des personnages hommes et surtout femmes qui sont, pour l’auteur, insaisissables, indéfinissables. Ainsi certains d’entre eux ont plusieurs incarnations et seront pris en charge par différents interprètes pour permettre une simultanéité. Le narrateur précise que les événements sont racontés, non pas dans un ordre chronologique, mais dans l’ordre d’importance qu’ils représentent pour lui, dans sa tête. Il nous faut restituer ceci et j’espère que le public rentrera à l’intérieur de ce processus. Nous racontons les événements dans le même ordre que celui dans lequel ils surgissent dans la tête de l’homme qui a vécu lui-même cette histoire et, à l’image des souvenirs, ces événements se présentent, souvent, dans le désordre. 

Il s’agit, finalement, d’une anamnèse ?
Absolument. Mais en fait, la trame est très simple. Un homme habite une île grecque avec une enfant et il se souvient d’une passion amoureuse qu’il a eue, il y a des années, à Alexandrie. Lui, pauvre professeur d’anglais, désireux d’être écrivain, vivant avec une jeune femme mi-danseuse mi-prostituée, a une aventure passionnée et passionnante avec Justine, une dame mariée, de la riche société alexandrine. Comme toute aventure de cette nature, l’histoire se termine mal, par la séparation, par la mort de la petite amie du narrateur. Voilà ce qui constitue le premier livre.

Au fond, tout est dit dès la fin de cette première journée ? 
Lorsqu’on a terminé le premier acte, les gens pourraient effectivement s'en tenir là. Ils auraient assisté à un émouvant mélodrame, une histoire d’amour qui se termine mal, bien racontée, très émouvante, etc. Tout semble avoir été dit. Est-ce fini pour autant ? 
Mais arrive le deuxième acte, qui ajoute autre chose. L’homme sur l’île, le narrateur, reçoit la visite de Balthazar qui lui apprend que Justine ne l’a jamais aimé. Il revisite donc la même histoire, avec cette prise de conscience et nous découvrons, du coup, qu’il y avait de nombreux trous dans le premier récit, beaucoup de choses non dites. Cette même période est revisitée 
avec, en plus, le point de vue de Balthazar, un autre narrateur qui relate ce qui était resté sous silence. Ce sont les mêmes qui reviennent, mais autrement et dans une autre réalité.
Au troisième acte, nous sommes dans une narration à la troisième personne, un véritable roman. L’histoire commence longtemps avant les événements évoqués précédemment. Il s’agit d’une épopée romantique, une histoire d’espionnage, de politique étrangère, d’intrigue diplomatique dans lequel notre narrateur initial, l’homme sur l’île, est un rouage, un personnage secondaire. Cette histoire rattrape la première et la place, encore une fois, dans une autre perspective cette fois-ci, sur un plan planétaire, romanesque. 

Au quatrième acte, chargé de tout ce qui vient de se passer, le narrateur décide qu’il ne peut plus rester à l’écart et qu’il doit retourner à Alexandrie, même s’il ne sait pas pourquoi. Entre parenthèses, je me retrouve ici énormément en lui, puisque, comme lui, je reviens à Alexandrie, des années plus tard. Le narrateur constate qu’il a changé, lui ainsi que les autres. Alexandrie n’est plus la ville cosmopolite, brillante, mondaine qu’il a connue. Elle est aux prises avec la guerre, les Allemands sont à ses portes. Il revoit des personnages d’autrefois et nous constatons l’effet du temps sur eux. Personne n’est plus ce qu’il était. Le temps pose une autre lumière sur les événements. Le narrateur se rapproche d’un personnage, qui est Clea, et il se met à écrire un livre. C’est la fin.
Cette trame se raconte vite. La difficulté de notre travail est de la mener jusqu’au bout, de la suivre, elle qui raconte ces multiples interpénétrations. 
J’ajoute qu’il était important pour moi de mener ce projet à Avignon, car Durrell a écrit l’essentiel du roman, là où il vivait, à Sommières, un village à une heure d’Avignon, sous les mêmes étoiles, dans la même garrigue. C’est là et pas ailleurs que ces paroles doivent être proférées, pour commencer.

Vous effectuez une sorte de rêverie dans laquelle vous souhaitez embarquer le spectateur, en l’entraînant dans une traversée des temporalités, un permanent déplacement des narrations, un constant va-et-vient des personnages ?
C’est juste. Je pense que c’est une rêverie, comme le livre en est une. Mais à la différence d’il y a 14 ans, lorsque j’avais travaillé au TNS et que je n’avais aucune volonté de restituer le livre, aujourd’hui, même s’il s’agit d’un spectacle de recherche ou de quête personnelle, je veux que le spectateur puisse me suivre dans ce récit chaotique, brisé. J’aimerais qu’il nous comprenne, qu’il nous accompagne et qu’il puisse reconstituer à son tour les événements que nous livrons dans le désordre. Ma reconstitution à moi, personnellement, qui est également un hommage, un témoignage, un acte de respect, est aussi, forcément, une trahison.
Aussi, je prendrai des passages du livre tels quels et laisserai agir la force évocatrice des images de Durrell. Je ne reconstituerai évidemment pas Alexandrie, ses ruelles, ses places, etc. 
Pour conclure, je me suis rendu compte que je revenais vers ce mouvement théâtral qu’avait lancé Antoine Vitez : le théâtre-récit. Je suis passé par-là puisque j’avais créé Moby Dick avec 5 acteurs et des pages entières du livre, avec la narration, la description, la troisième personne. Ce qui est le but de ce théâtre. Vingt ans plus tard, j’y reviens. Comment faire du théâtre avec du roman, de la fiction, comment la transposer, la traduire en théâtre, sans nécessairement la transformer en pièce de théâtre, avec dialogues et scènes. L’intérêt est là. Comment incarner un roman en rappelant au spectateur qu’il est en train de le visualiser ? Nous sommes en train de recréer, d’une certaine façon, l’acte de lire.

Tout cette démarche pourrait être reliée à un thème présent dans le texte : tout se passe dans une Alexandrie où les règles sont bouleversées et tout est à réinventer ?
Durrell a toujours dit que l’Alexandrie qu’il écrit n’est pas réaliste. C’est un mélange, un croisement de personnages venus de partout, qui sont abandonnés dans une enclave accrochée au Nord du continent africain. Ils sont de nulle part, dans une sorte de no man’s land, hors du monde. Ils sont livrés à eux-mêmes. Les langues, les cultures, les religions se croisent, se recroisent, les couples se forment et se désagrègent. Quand Durrell a commencé à écrire le livre, il l’appelait : le livre des morts.

Il y a, à cet égard, une phrase de Justine qui dit : « Nous sommes morts. Vivons cette vie dans une sorte de limbes. » C’est cela le théâtre : le réel et l’illusion ?
Ces personnages sont des fantômes, des spectres, qui essaient, à travers les amours qu’ils vivent, de se convaincre qu’ils sont en vie. 

Entretien réalisé par Joëlle Gayot pour le Festival d'Avignon

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Informations pratiques

Comédie de Caen

32, rue des Cordes 14000 Caen

Spectacle terminé depuis le samedi 15 février 2003

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