« Est-ce la fin du monde ou seulement une image de la fin du monde ? », demande Kent à Edgar au coeur de la catastrophe du Roi Lear. La fin du monde, chaque génération s’en fait une idée en contemplant la fin d’un monde, la fin de son monde. Le XXe siècle a été le plus abominable de tous les temps, il était fait de la victoire de la technique, d’un doute incommensurable sur le langage et de la banalisation du mal. Cette trinité infernale n’a jamais cessé de grandir, de s’armer, de régner. C’est pourquoi plus encore que Macbeth qui est postérieur, Le Roi Lear est une oeuvre qu’on a qualifiée de moderne, une oeuvre que le XXe siècle a confirmée jusque dans sa plus grande noirceur.
Tout commence avec un doute sur le langage, avec la possibilité que le langage ne soit plus pensé comme créateur du monde, mais comme un ange déchu qui se met à parler pour son propre intérêt, un langage qui a oublié qu’il est l’enfant du Père.
Cordélia semble suivre les préceptes de Wittgenstein, qui conclut son tractatus philosophicus par cette formule lapidaire, seul espoir à l’impuissance du langage : « Ce que l’on ne peut dire il convient de le taire. » Mais c’est bien plutôt Wittgenstein qui se prend pour Cordélia essayant de désigner une vérité d’outre-mots encore possible mais exilée de la vie des hommes. Régane et Goneril acceptent que le langage serve l’intérêt et l’argent. Car la toute puissance de la technique débute au règne de l’argent, la technique ne sert plus les hommes mais les puissants, la technique elle-même inventera une guerre qui n’a plus de guerre que le nom, qui fera entrer la guerre dans l’innommable de l’extermination massive. (…)
Dans un domaine théologique, l’outrage fait au père, et qui commence par la prostitution du langage, est l’ouverture de l’Apocalypse. Shakespeare, qui croyait encore à l’astrologie dans Roméo et Juliette, s’en moque douloureusement dans Le Roi Lear ; le ciel est noir, comme dit Gloucester, « tout est noir », nous ne sommes pas aveugles, la lumière s’est éteinte.
La tragédie de Lear ne tient pas à la faute de Lear, OEdipe perd ses yeux parce qu’il a commis l’irréparable, mais Gloucester énucléé l’est presque gratuitement, pour qu’il voit ce qu’il faut voir : « Tout est noir. » Lear lui-même n’a pas commis de faute morale, seulement une erreur politique, et pourtant il a provoqué la fin du monde. Il a accepté la falsification du langage et cette faille a suffi à détruire le monde. Et c’est sans doute sa volonté de faire le bien, de démocratiser le pouvoir, d’abandonner sa propre violence, qui a été le moteur de sa déchéance.
Le bien hors norme est la faute du siècle de la raison. Le Roi Lear est une prophétie de ce que deviendra le monde moderne, de ce que deviendra le monde de la raison, le monde où le fou est celui qui ne refuse pas sa folie. Et voici le massacre à la fois original et originel, le frère tue son frère pendant que la soeur tue sa soeur, cela n’a plus le nom de guerre, nous sommes entrés dans la possibilité de l’extermination systématique. Comme souvent dans les pièces de Shakespeare, un effet d’emballement laisse les personnages incapables de contrôler leur destin. Mais si Roméo et Juliette, la première tragédie est une tragédie de la liberté, Le Roi Lear est une tragédie sans liberté, une tragédie dans laquelle on ne demande jamais leur avis aux personnages, une tragédie sans voix, dans laquelle on n’entend plus que le souffle de la tempête. La folie de Lear est conscience aiguë de la perte de tout sens.
Outrage fait au père, outrage fait au nom du père, qui détruit l’ordre primordial. C’est dans le corps du père et dans le corps du roi que l’ordre est fissuré, que s’ouvre une brèche où la totalité du monde est aspirée. Le nom du père, comme le révélait Lacan dans son séminaire, est la pierre de voûte de la construction du langage, et donc nécessairement de l’inconscient. Ce nom du père est nié, oublié, moqué et anéanti dans un long chemin de croix, d’insultes et d’injures successives jusqu’à la lumière de Cordélia. Lacan, dans un de ses jeux de mots énigmatiques, transcrivait le nom du père par « les non dupes errent ». On pourrait trouver le jeu de mots abracadabrant, s’il n’y avait cette pièce où ceux qui ne croient pas errent. Où la perte de la foi conduit à l’errance, l’errance de ceux qui croient au mal comme l’errance de ceux qui croient au rien. Et sur quoi repose la foi, la foi en soi, au lendemain, à l’autre ? Rien que sur un acte de langage. Rien que sur une promesse du langage.
Le XXe siècle met fin à l’ère politique, cet espoir plus grand que les religions et qui a connu une fin aussi tragique que celle de Lear, c’est-à-dire une fin sans survivants. C’est cette histoire que nous devons raconter encore et encore, pour trouver dans ses ruines les pierres de touche de la reconstruction. Le Roi Lear est l’occasion de voir encore ce que nous ne pouvons voir à l’échelle d’une vie, l’agonie d’un messianisme.
Olivier Py
j'ai bien aimé cette interprétation du Roi Lear, la mise en scène est efficace , la langue est belle et les acteurs sont habités par leur rôle. Seul bémol, quelques scènes un peu trop grand-guignolesques à mon goût ,même si je sais que cela fait partie du genre shakespearien....Belle énergie du désespoir en tous cas.
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j'ai bien aimé cette interprétation du Roi Lear, la mise en scène est efficace , la langue est belle et les acteurs sont habités par leur rôle. Seul bémol, quelques scènes un peu trop grand-guignolesques à mon goût ,même si je sais que cela fait partie du genre shakespearien....Belle énergie du désespoir en tous cas.
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