Dans la nuit, un homme réveille sa femme : il a faim et rêve d’un bout de saucisson depuis si longtemps. Affamé, humilié, ce chômeur disparaît quelques instants, qui suffisent à sa femme et à sa belle-mère pour se persuader qu’il veut mettre fin à ses jours. En effet pourquoi ne mettrait-il pas un terme à cette vie de chien, en se donnant un bon coup de pistolet ?
De cette fin pressentie naissent la pièce et l’intrigue. Le destin de Sémione Podsékalnikov est peu à peu inventé, écrit par les autres personnages, qui décident de l’arme, du jour et même de l’heure de son suicide. Á l’annonce de cette mort prochaine en effet, toutes sortes d’individus apparaissent dans la chambre du condamné, à la queue leu leu, pour lui faire la cour et le convaincre de se tuer au nom de l’un d’eux : puisqu’il doit mourir, qu’il ne meure pas pour rien mais en martyr, pour défendre une cause, pour protester publiquement contre la situation calamiteuse de l’intelligentsia ou du commerce ou de l’amour ou de la religion. Un mort pour défendre ses intérêts, c’est toujours ça de gagné. Éprouvés par un sentiment d’abandon, d’inutilité, écrasés par le régime stalinien, laissés sur le bord de la route par une Histoire qui passe en les ignorant, ces personnages voient tous dans la mort programmée de Sémione Podsékalnikov une chance à saisir.
Lorsque Nicolaï Erdman écrit Le Suicidé en 1928, il est déjà un auteur reconnu pour avoir fait un triomphe avec sa première pièce, Le Mandat, dans une mise en scène de Meyerhold en 1924. Après ce premier succès, les deux grands metteurs en scène russes de l’époque Meyerhold et Stanislavski se disputent le texte du Suicidé mais c’est le pouvoir stalinien qui décide du sort de la pièce et la fait interdire en 1932 aux motifs qu’elle est « politiquement fausse et extrêmement réactionnaire ». L’auteur est prié de quitter Moscou et se retrouve assigné à résidence en Sibérie. Sa pièce ne fut rejouée dans son pays qu’en 1982.
En s’emparant de cette pièce, Jacques Nichet poursuit sa réflexion sur le pouvoir des morts, sur l’utilisation politique des cadavres. Déjà, dans la mise en scène des Cercueils de Zinc de Svetlana Alexievitch en 2003 puis dans celle d’Antigone de Sophocle, Jacques Nichet interrogeait la problématique du pouvoir et de la mort. Avec Le Suicidé, c’est sur le mode du rire acide qu’il nous invite à réfléchir sur ce sujet.
« Encore aujourd’hui, partout dans le monde, les cadavres rendent de grands services aux multiples appareils de propagande. Les morts servent de slogan. Les martyrs sont appâtés, cajolés, éduqués. On les utilise pour réaffirmer, au-delà de tous les discours, « l’invincibilité des vaincus ». Les cadavres programmés ne cessent de proliférer. La fantaisie macabre de Nicolaï Erdman dépasse largement les frontières de la Russie. Et je souhaite la faire réentendre en retrouvant la voix de poète. »
Le Suicidé est publié aux Solitaires Intempestifs, texte français d'André Markowicz.
1, square du théâtre 14200 Hérouville Saint-Clair