Présentation
Intentions
Cent ans de
l'histoire de la famille Serpenoise
Le Retour au désert est une pièce de bagarre entre un frère et une sur. Le Retour traite, entre autres choses, dune bagarre verbale que lon pourrait comparer à une bagarre de rue (...) Bernard-Marie Koltès in Des histoires de vie et de mort
Le Retour au désert se passe en France, en province. La guerre dAlgérie en fond, au loin. Pas si loin dailleurs puisquon entend ça et là des cafés arabes qui explosent. Cest de cette Algérie que Mathilde fait ce fameux retour, après quinze ans dabsence, avec ses deux enfants Fatima et Édouard. Elle vient soudainement récupérer sa part dhéritage : sa maison quhabite résolument son frère Adrien flanqué de Mathieu, son fils. Elle revient aussi consommer une vengeance bien macérée...
Se déroulant dune aube à lautre (le temps des cinq prières musulmanes), laction, entamée par larrivée de Mathilde va précipiter les destins de tous : les explosions redoubleront de violence pendant que se préparent la fuite tragique des enfants, lapparition de morts un peu mal enterrés, les complots... Cest un retour dont les enjeux sont aussi brutaux que le patrimoine ou la revanche. Ce dont il est question cest de terres ou plutôt de territoires : ceux quon connaît, ceux quon découvre, ceux quon a perdus et ceux quon arrache ; ce qui est en jeu, cest la libération.
Cest avant tout la pièce la plus drôle dun des plus grands poètes français de ce siècle. Ce qui se passe ici, cest la composition dun monde par la langue. Un monde qui résolument repense, joue et finalement explose le théâtre. Créer et présenter Le Retour au désert à loccasion des Rencontres théâtrales internationales de Haute-Corse se présentait pour moi comme une sorte de "vérification" : tester la puissance comique de Koltès, son côté feuilletonesque, romanesque, immédiat auprès du public.
Jentrevoyais assez bien cette troisième mise en scène dun texte de Koltès, ce qui faisait de luvre quelque chose de passionnant à suivre ; il est facile de voir à quel point les histoires quil propose sont bien racontées ; ce qui lest moins, en revanche, cest de les mettre en scène, raconter ces histoires en "seconde voix", sans obstruer la fulgurance de la narration.
Après avoir joué Le Retour, je sais aujourdhui que ça "marche", tout marche. La pièce est drôle dun bout à lautre : la mécanique du boulevard est dune efficacité mortelle. Le suspense, lavancée des personnages dans laction, leurs desseins sont aussi palpitants que dans les films de Hawks, Scorcese, Coppola ou que dans les romans de London ou Garcia Marquez.
Je crois que le travail du metteur en scène chez Koltès est avant tout dabandonner toute velléité poétique, sociale, politique, esthétique, de disparaître, en quelque sorte. Les seules questions à se poser sont, comme pour lauteur : Comment raconter ça ? Comment le dire ?
Comme dans les duels de westerns, chez Koltès, il ny a pas de place pour deux, le texte et le metteur en scène.
Thierry de Peretti
Le retour au désert de Bernard-Marie Koltès est le texte du tout premier spectacle auquel j'ai pu assister, c'était il y a exactement dix ans à Paris, au Théâtre du Rond-Point, dans une mise en scène de Patrice Chéreau. Je venais de quitter la Corse pour apprendre le métier d'acteur avec seulement quelques vagues idées de ce que pouvait être le théâtre ; et cette pièce, Le retour au désert, parlait de beaucoup de choses mais avant tout d'un retour bien sûr. Le retour vers la terre d'origine, vers et dans la famille. Pour moi qui venais en quelque sorte de quitter l'une et l'autre, cela faisait sens, forcément, même de façon inversée. Comme une prémonition. Car ce retour c'est celui de l'expatrié, accompagné de ses innombrables et insolubles questions identitaires. C'est le retour de celui qu'on ne reconnaît plus. Le décalage entre le monde qu'il a laissé et dont il a imaginé l'évolution et celui qu'il retrouve, a souvent creusé un sillon infranchissable. Le retour de l'expatrié est toujours, à des degrés différents, celui d'un étranger. Cela parlait aussi de la famille. La famille comme entité indissoluble, monstre cannibale, mais aussi comme seul refuge, comme seule réponse. Cela parlait de bien d'autres choses encore, tragiques et drôles ; d'intolérance, d'héritage, d'initiation, de passage, de bien d'éléments connus en fait...
Ma première image de théâtre était donc et serait donc celle-là : un lieu qui vous renvoie quelque part, qui prend possession de votre réalité intime pour lui imprimer des mots, des pensées, une trajectoire presque. Cette image reste aussi très fortement associée au texte, à la langue, au son. Le langage qui s'élaborait ici "sous mes yeux" par B.-M. Koltès, me montrait le théâtre dans tout ce qu'il pouvait représenter de moderne et de sauvage.
Nous avons crée Le retour au désert de Bernard-Marie Koltès en juillet 1999, à l'occasion des IIe Rencontres théâtrales internationales de Haute-Corse créées en 1997 à l'initiative de Robin Renucci. Pendant un mois, ces rencontres réunissaient une quinzaine d'intervenants (metteurs en scène et pédagogues) et une centaine de jeunes acteurs, venant aussi bien de Corse, du continent que de pays de la Communauté européenne et internationale. Le travail et les représentations se déroulaient un peu partout dans les quatre villages qui composent la micro-région du Giunsani. Il s'agissait d'inventer un projet théâtral commun à partir d'un outil unique : une région entière disponible et disposée à l'espace et au travail scénique. Créer et présenter Le retour au désert à l'occasion de ces Rencontres se présentait pour moi comme une sorte de "vérification" : tester la puissance comique de Koltès, son côté feuilletonesque, romanesque, immédiat, auprès d'un public qui n'a habituellement pas accès au théâtre contemporain.
J'entrevoyais assez bien cette troisième mise en scène d'un texte de Koltès, ce qui faisait de l'oeuvre quelque chose de passionnant à suivre ; il est facile de voir à quel point les histoires qu'il propose sont bien racontées, ce qui l'est moins, en revanche, c'est de les mettre en scène, de raconter ces histoires en "seconde voix", sans obstruer la fulgurance de la narration. Après avoir joué Le retour devant deux fois mille personnes, je sais aujourd'hui que ça "marche", tout marche. La pièce est drôle d'un bout à l'autre : la mécanique du boulevard est d'une efficacité mortelle. Le suspense, l'avancée des personnages dans l'action, leurs desseins, sont aussi palpitants que dans les films de Hawks, Scorsese ou Coppola ou que dans les romans de London ou Garcia Marquez.
Je crois que le travail du metteur en scène chez Koltès est avant tout d'abandonner toute velléité poétique, sociale, politique, esthétique, de disparaître en quelque sorte. Les seules questions à se poser sont, comme pour l'auteur : comment raconter ça ? Comment le dire ? Comme dans les duels de westerns, chez Koltès, il n'y a pas de place pour deux, le texte et le metteur en scène.
Thierry de Peretti
Pour moi ce qu'il y a d'énorme, c'est ce mélange de Rimbaud et de Faulkner. Les personnages sont construits et développés entièrement à partir du langage. En même temps on trouve dans ces textes une structure moliéresque. Cette structure moliéresque, cette structure d'aria apparaît le plus nettement dans Le retour au désert. Ce qui a sans doute aussi à voir avec le sujet : la famille française dans laquelle soudain quelque chose d'étrange fait irruption. Ce que fait Koltès c'est quelque chose de très rare dans l'écriture dramatique récente. Les pièces des autres auteurs n'ont souvent qu'une structure d'intrigue, et l'intrigue est ennuyeuse au théâtre. Il faut plutôt rendre obscure ou faire sauter cette structure d'intrigue. Chez Koltès, par contre, il y a une structure d'aria. Cela veut dire que l'auteur est plus ou moins directement présent dans ses textes, dans ses personnages. Je trouve ça très important parce qu'en ce moment la tendance générale est l'extinction de l'auteur, du texte et aussi du théâtre. C'est pourquoi Koltès a été, au fond, le seul qui m'ait intéressé dans la nouvelle dramaturgie (...)
Heiner Müller in Alternatives Théâtrales
Cent ans de l'histoire de la famille Serpenoise
En 1867, naissance de César Serpenoise, huitième enfant d'une famille de mineurs, dans une cité d'ouvriers appartenant tout entière, maisons, commerces, église, rues, portes, lits, vaisselle, aux Aciéries Rozérieulles. Quelques mois avant la naissance de César, son père, le jour du départ du fils aîné au service militaire, s'était suicidé d'une balle dans la tête. Son corps fut découvert couché sur une tombe anonyme au cimetière de la cité.
À 14 ans, César rejoint ses frères au fond de la mine. Sa santé fragile fait qu'au
bout d'un certain temps, on lui confie un travail à l'air libre. Il est d'abord remarqué
par un contremaître pour son ardeur au travail et sa vivacité d'esprit ; celui-ci en
parle au curé de la cité qui lui enseigne, le soir, le latin et les chiffres. Nommé
comptable à 18 ans, il prend de très habiles initiatives pour réorganiser le système
de classement des dossiers et devient, six ans plus tard, chef comptable des Aciéries
Rozérieulles. Le vieux Rozérieulles aimait ses ouvriers et ses ouvriers l'aimaient ; il
connaissait des centaines et des centaines de noms d'ouvriers, il leur serrait la main et
ne se trompait pas sur le nombre de leurs enfants ; les ouvriers se réjouissaient des
mariages et des baptèmes de la famille Rozérieulles et pleuraient à leurs enterrements.
C'est pourquoi, malgré les progrès des techniques d'extraction, on ne se décidait pas,
au conseil familial d'administration, à licencier du personnel. Et, surtout, une immense,
une inexplicable lassitude avait soudain saisi, à la fin du siècle, la famille tout
entière, du patriarche au plus jeune.
Plus personne ne songeait à innover ; on gérait les affaires comme un vieillard
solitaire prépare son dîner. Au bout de quelques années, les Aciéries Rozérieulles,
autrefois florissantes, se trouvèrent dans une situation déplorable. En 1900, le vieux
Rozérieulles nomme César Serpenoise directeur général, et meurt. Le reste de la
famille, voyant son ambition mourir avec leur père, abandonne le pouvoir et toutes les
décisions à César. César achète une grande maison dans le quartier bourgeois de la
ville. En 1908, la famille Rozérieulles vend toutes ses actions et se retire ; César en
rachète la majorité. Il licencie, réorganise, il investit. Les Aciéries Rozérieulles
s'appellent désormais Aciéries Serpenoise. La même année, César épouse discrètement
une obscure repasseuse qu'il tient enfermée dans la maison ; trois mois après, elle
accouche de Mathilde. À la même heure, dans une autre maison bourgeoise du même
quartier, naissance de Marie Rozérieulles. En 1910, la repasseuse séquestrée donne
naissance à Adrien et meurt peu de temps après, sans qu'aucun médecin n'ait été
appelé à son chevet, sauf pour le constat de décès.
1911 : César Serpenoise est élu maire de la ville. Il a 44 ans. 1916 : naissance de
Marthe Rozérieulles. César s'étant montré aussi bon gestionnaire de la ville que de
son usine, la municipalité décide, en 1930, de donner son nom à la rue principale de la
ville. Mathilde fut une enfant et une adolescente sombre, renfermée et quasi-muette. Son
frère, qui était bruyant et violent, s'amusa de longues années à la provoquer, puis il
se lassa de l'absence totale de réaction de sa part, et ils vécurent sans se voir, sauf
à l'heure des repas où ils se dévisageaient alternativement en silence.
À l'automne de l'année 1930, un soir, Mathilde se promenait dans le jardin où elle
avait l'habitude de rencontrer Marie Rozérieulles pour bavarder tout bas. Ce soir-là,
Marie ne vint pas. Quand la nuit fut complète, Mathilde fut saisie d'une inexplicable
torpeur qui la fit tituber. Les yeux mi-clos, elle s'approcha de l'arbre et s'allongea
pour sombrer aussitôt dans un profond sommeil. Son frère la découvrit le matin,
endormie ; il alerta la domestique qui la coucha et soigna quelques jours de grosse
fièvre. Au bout de quelques mois, son ventre grossit jusqu'au moment où César comprit
le scandale qui guettait la maison. Il enferma sa fille dans sa chambre sous la garde de
Maame Queuleu. Avec deux mois d'avance, Édouard sortit du ventre de sa mère et Maame
Queuleu s'occupa de tout. Mathilde fut sévèrement punie : pendant une année, elle fut
condamnée par son père à manger à genoux à la table familiale. Son frère la
dévisageait toujours pendant les repas, mais Mathilde ne levait plus les yeux sur lui.
Marie, inquiète de ne plus voir son amie, tenta vainement de pénétrer dans la maison
Serpenoise, mais on lui opposa toujours un refus obstiné. Alors, elle s'y prit autrement
pour rejoindre son amie : énergiquement, inlassablement, sans précaution, elle courtisa
Adrien qui, étourdi par tant de vigueur, finit par l'épouser au bout de quelques mois et
Marie eut alors accès à la chambre et aux confidences de son amie. L'année suivante,
Marie accouchait de Mathieu. En 1933, Mathilde parvint à s'échapper de sa chambre par la
fenêtre pour se promener dans le jardin. Elle s'endormit à nouveau, et peu après, se
rendant compte qu'elle était encore une fois enceinte, elle complota, avec l'aide de
Marie, sa fuite de la ville. Elle vola de l'argent dans le coffre de son père et prit le
bateau pour l'Algérie où Fatima naquit l'année suivante. L'année de la Libération,
César, à l'agonie, exigea de voir ses deux enfants pour le partage de l'héritage ;
Mathilde revint, avec Édouard et Fatima. César partagea sa fortune en deux parts, la
maison d'un côté et l'usine de l'autre, et, contre toute attente, donna le choix à
Mathilde. Contre toute attente aussi, Mathilde choisit la maison, et à peine César
était-il mort qu'elle exigea le départ de son frère et de son neveu. Déjà pourvue
d'une fort mauvaise réputation, Mathilde fut accusée d'avoir couché avec des Allemands.
Sa tête fut rasée et elle fut forcée de s'enfuir à nouveau en Algérie avec ses
enfants, abandonnant la maison à Adrien contre un faible loyer. La même année, Marie
Serpenoise mourait mystérieusement dans son lit. En novembre 1960, Adrien Serpenoise
reçut un télégramme de sa soeur annonçant son retour pour la semaine suivante.
Ici se situe l'action du "Retour au désert"
En 1961, après le départ de Mathilde et d'Adrien, Mathieu fut envoyé en Algérie parmi les tout derniers appelés. Après une cuite forcenée dans un bordel, il voulut prendre lui-même le volant de la jeep qui ramenait ses camarades et lui à la garnison, et, comme il ne savait pas conduire, il s'écrasa dans un ravin et mourut avec ses camarades dans l'incendie de la voiture. Fatima traversa la France à pied, traversa la Méditerranée en barque, traversa l'Algérie pieds nus, s'enfonça dans le désert où elle vécut en ascète. Elle maigrit jusqu'à ressembler à un cactus, et dessécha. Sa peau, sa chair et ses os se desséchèrent au delà de toute mesure, se réduisirent en poudre et devinrent du sable qui fut poussé par le vent jusqu'aux frontières du Mali. Quant à Édouard, bien sûr, personne ne le revit jamais. Mathilde et Adrien vendirent tout, maison et usine, par l'intermédiaire d'un notaire. Ils parcoururent les grandes villes d'Europe, mais toutes leur déplurent. Ils allèrent à Rio de Janeiro, aux Bahamas, à Las Vegas. Finalement, ils s'établirent dans une petite ville de l'Arizona, fondée, construite, administrée et organisée uniquement par des vieux. Ils eurent du mal à s'y faire admettre mais ils trichèrent sur leur âge. Au bout de quelque temps, Adrien avait déjà pris la direction de la ville et ils passaient tous deux de longues soirées au bord de la piscine, à se moquer de l'incurable vieillesse de leurs congénères. Un soir trop humide de 1967, alors qu'ils riaient trop fort, Adrien s'étouffa et mourut dans sa chaise longue. Mathilde le regarda longuement jusqu'à ce que ses yeux se ferment de fatigue. Puis elle se leva, s'enfonça lentement dans la nuit torride, et s'allongea sous un palmier. À travers ses yeux mi-clos, dans le ciel silencieux et rouge, elle aperçut une nuée de parachutistes, très haut, qui descendaient lentement. Les grands parachutes blancs s'approchaient, mais, avant qu'ils ne soient assez bas pour qu'elle pût distinguer les hommes qui y étaient suspendus, ses yeux se fermèrent et elle cessa de respirer.
B.-M. Koltès
Le Républicain Lorrain
27 octobre 1988
76, rue de la Roquette 75011 Paris