« Nous devons triompher de cette volonté de faire les choses à l'unisson. Chanter ensemble, fredonner ensemble des refrains usés, cela ne forme pas une communauté. » Howard Barker
Christian Esnay est de cette génération de metteurs en scène auxquels l'Odéon-Théâtre de l'Europe s'ouvre depuis deux saisons. Comme Jean-François Sivadier, comme Éric Louis et Yann-Joël Collin, il est un ancien du groupe T'chan'G fondé par Didier-Georges Gabily. Comme eux, il aime pratiquer un théâtre qui prend le temps de construire avec son public une interrogation commune. Son idée d'un « diptyque Barker » remonte à loin. Elle fait suite à un cycle théâtral en cinq pièces, ironiquement intitulé La Raison gouverne le monde, qui se penchait sur les horreurs de l'Histoire.
Y figurait déjà une première version des Européens. Cette reprise, associée à la création de Tableau d'une exécution, vise à mettre en lumière la façon dont Barker raille la construction européenne bien-pensante, soucieuse de se donner d'elle-même une image flattée, refoulant toute violence et toute apparence de conflit (notamment religieux). D'ailleurs, qu'est-ce exactement qu'un Européen ? « Je ressens puissamment ce que c'est que d'être un Européen - cette largeur d'idées, cette obsession pour la forme humaine », confiait le dramaturge en avril 2004, « et je me situe avec fermeté dans ces traditions tout en étant conscient de la nécessité de les renverser et de les interroger. Pour moi, c'est extraordinaire que des passions aussi diverses trouvent leur origine dans la même culture - Bosch et Rembrandt, par exemple, ou en littérature, Céline et Thomas Mann. Mais je retrouve en moi-même ce genre de contradictions, et je n'essaie pas de les résoudre ». Loin de les concilier, en effet, Barker les exacerbe : si « identité européenne » il y a, elle ne pourrait résulter que de leur choc, et ne serait donc concevable qu'au pluriel.
Les douze tableaux des Européens sont situés dans l'Autriche libérée peu après la bataille de Vienne (1683). Le chaos d'après-guerre met en crise toute certitude morale. La fiction est ici mise en suspens problématique de l'humanité même. L'horreur ambiante sert d'écrin à la douleur de Katrin, « citoyenne blessée » et femme violée, « objet hurlant exposé au Musée de la Réconciliation ». Autour d'elle, plus d'une trentaine de personnages traversent à tâtons les convulsions du temps. Starhemberg, héros national et sauveur de Vienne, circule des sommets de l'Empire jusque dans ses bas-fonds ; un prêtre veut devenir évêque et tue sa mère, car « sans connaître la cruauté, comment pourrais-je connaître la pitié ? », dit-il. Et Katrin finit par accoucher d'un enfant dont le sort final n'est qu'un fil ténu parmi d'autres au sein du labyrinthe furieux qu'il appartient à chaque spectateur de s'approprier
Les Européens (Combats pour l'amour), trad. Mike Sens, Lansmann éditeur, 1998.
17, boulevard Jourdan 75014 Paris